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progrès commercial et industriel, est la plupart du temps misérable, et qui, restant plongée dans une ignorance profonde, se gâte chaque jour au contact de fâcheuses influences. Doit-on dès lors s’étonner que des désordres aient eu lieu dans les circonstances que nous connaissons ? C’est le contraire qui eût été fait pour surprendre. De tous les malheurs publics, la guerre est celui qui inspire aux campagnes le plus d’horreur et de révolte ; elle aboutit toujours à un accroissement d’impôts ou à des levées de soldats, — quelquefois, hélas ! à l’invasion, — et la France pousse un cri de douleur et de rage quand le sol même de la patrie sert de théâtre à nos défaites. Alors il n’est aucune borne à l’exaspération populaire ; alors les plus grossiers d’entre nous sentent bouillonner en eux l’orgueil national irrité ; le sang leur monte au cœur et la rougeur au front. Comment, disent les gens de village, expliquer de pareils revers ? où sont les causes du désastre ? Un bruit se répand sourdement, s’étend de proche en proche, éclate : « La trahison a fait son œuvre ; si nos soldats n’étaient trahis, ils ne seraient jamais vaincus. » Toute autre explication est rejetée. Et sans plus tarder, les paysans s’arment en guerre contre les prétendus complices de l’ennemi. Aux égaremens patriotiques, il se mêle souvent des désirs personnels de vengeance, parfois aussi des instincts de pillage. On a vu que les récens désordres ont eu lieu au cri de vive l’empereur ! Est-ce donc à dire que les campagnes soient bonapartistes ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles l’ont été, grâce à la confusion des idées et des souvenirs, grâce à l’ignorance, grâce surtout aux moyens très habiles, mais très peu scrupuleux, qu’ont employés certains partisans de la dynastie tombée. On y a semé, par-dessus toutes choses, des sentimens de crainte et de colère aveugles à l’égard des hommes qui forment le parti qu’on appelle ici l’opposition, et que les paysans nomment les blancs et les rouges. Les premiers ont hérité des haines qu’inspiraient autrefois les émigrés, et les autres, contre lesquels la défiance n’est pas moindre, sont accusés de vouloir sacrifier le bonheur et la tranquillité du peuple à l’exécution de projets chimériques et sanguinaires. Quiconque ne subvient pas aux besoins de la vie par un labeur manuel, quiconque est suspect de se livrer à des occupations ou à des études dont la portée échappe au vulgaire, est jugé capable de tous les forfaits.

Le danger est-il conjuré par le seul fait de la chute de l’empire ? Nous ne croyons guère à la possibilité d’une réaction bonapartiste dans les campagnes. Si l’empereur avait su mourir dans la bataille, fût-ce de sa main, cette réaction aurait eu lieu peut-être, et nous eût même paru probable. Il n’en est pas ainsi, et dans les hameaux les plus obscurs on mesure aujourd’hui la distance qui sépare du vaincu de Waterloo le prisonnier de Sedan. C’en est fait aujourd’hui de la légende napoléolienne ; pour la relever, il eût fallu le spectacle de la grandeur dans