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dessous, pour me servir d’une locution vulgaire très expressive. Elles se croient en butte à des persécutions ; des voix leur parlent, qui les menacent, mais ne les effraient pas ; elles aiment la lutte, la cherchent, s’y jettent avec une extrême violence. A leur avis, tout est mauvais, le lit, la nourriture, le vin, les médicamens ; on a fort à faire pour les calmer et les maintenir en paix. Ces malheureuses, que l’on pourrait, sans craindre de commettre une erreur, transporter dans la division des aliénées, occupent une salle à part, la salle Sainte-Eugénie, qui forme une sorte de section pénitentiaire, où cependant elles subissent le régime et la discipline imposés à toute la maison.

Celles qui sont restées valides et peuvent encore faire œuvre de leurs doigts travaillent pour le compte de l’administration. Les moins alertes font de la charpie, les autres cousent des draps, des chemises, ravaudent des bas, préparent des mèches de veilleuse ; il leur faut bien besogner pour gagner 4 ou 5 sous par jour. Quelques-unes ont conservé une adresse de mains et une acuité de vue extraordinaires ; une vieille, âgée de quatre-vingt-deux ans, surnommée la fée, ne se sert pas de lunettes, et fait des points piqués avec une perfection à rendre jalouse une lingère à la mode. On est très bon pour toutes ces vieilles femmes, qui geignent du matin au soir et sont revêches comme des têtes de chardons. D’habitude on ne les interpelle que par un petit nom d’amitié : « maman, » et les surveillantes déploient à leur égard une inaltérable mansuétude. « Quels sont vos moyens de coercition ? » demandions-nous à l’une de ces employées. Elle me répondit : « La douceur. » En général, le personnel des surveillantes et des sous-surveillantes est excellent. Dans leur costume gris, coiffées du bonnet de tulle noir posé sur un bandeau de batiste blanche, elles ont une apparence austère difficile à définir, et qui a quelque chose à la fois de monacal et de protestant. Plusieurs appartiennent à de bonnes familles, ont été élevées à l’institut impérial de Saint-Denis, et disent avec orgueil qu’elles sont filles de la Légion d’honneur. Elles n’ont que des émolumens bien maigres, comparativement à la très pénible fonction qu’il leur faut remplir : au maximum, 500 francs par an. La règle qui leur est imposée n’est point vigoureuse, mais elle les astreint à une sujétion presque constante, car c’est tout au plus si chaque mois on leur accorde deux ou trois jours de liberté. Quant aux filles de service, il y en a qu’il faut admirer ; elles sont jeunes, charmantes, et trouveraient facilement, au lieu d’une rémunération illusoire pour un métier spécialement répugnant, une existence momentanée de plaisirs et de luxe.

Les dortoirs de la Salpêtrière, du moins ceux qui ont été