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vrayement royale, si elle estait achevée. » Il est donc fort probable que les deux appellations se sont confondues en une seule qui a gardé deux sens différens : pour les lettrés, Bicêtre était l’ancien château de l’évêque de Winchester ; pour la masse, c’était un lieu de malheur. Quoi qu’il en soit, le mot, tout en ayant perdu son acception première, est resté familier dans le peuple de Paris comme synonyme de mauvais et d’ingouvernable ; d’un méchant garnement, on dit aujourd’hui encore : C’est un petit Bicêtre.

La maison, il faut l’avouer, avait une réputation détestable qu’elle méritait bien. Elle était devenue, sous Louis XVI, un hospice, un hôpital, une prison. C’est là qu’on faisait passer par les grands remèdes « les gens atteints de maladies provenant de débauches ; » mais, comme en vertu des vieilles habitudes ecclésiastiques ils n’y étaient reçus « qu’à la charge d’être sujets à la correction avant toutes choses et fouettés, » on peut penser qu’ils ne témoignaient pas un grand empressement à s’y rendre. La révolution mit fin à cette coutume barbare, et tous les malades spéciaux, détenus et maltraités à Bicêtre, furent transférés le 12 mars 1792 à l’ancien couvent des capucins, qui est maintenant l’Hôpital du Midi. Jusqu’en 1802, époque où le conseil-général des hospices fut mis en possession d’une partie de cet établissement, le régime intérieur fut déplorable, plus douloureux encore que celui des hôpitaux. Les vieillards, les jeunes gens, les épileptiques, les aliénés, les fous furieux, les femmes, les enfans, les incurables de toute espèce, étaient enfermés là pêle-mêle. Le rapport de M. de Pastoret ne laisse aucun doute à cet égard : « les sexes y étaient confondus comme les âges, comme les infirmités. » Pour obtenir la disposition exclusive d’un lit, il fallait payer une pension annuelle de 150 livres. Les autres, trop pauvres pour se donner un tel luxe, avaient une couchette pour huit ; ils se divisaient en deux escouades de quatre personnes chacune : la première dormait de huit heures du soir à une heure, la seconde de une heure à six heures du matin. Grâce à un pareil système, chaque nuit les dortoirs devenaient des champs de bataille. Dès les premières années de l’empire, cet état de choses fut modifié, et la maison fut meublée de manière à pourvoir aux besoins de tout le personnel. Elle n’en resta pas moins un objet d’horreur et de réprobation, car c’est là qu’on déposait les individus condamnés aux galères qui attendaient le départ de « la chaîne » pour le bagne, et là aussi qu’on gardait les condamnés à mort jusqu’au jour de leur exécution.

Les cachots où ces malheureux étaient enfermés existent encore ; il est difficile d’imaginer quelque chose de plus bêtement cruel, et les pozzi (oubliettes) du palais ducal de Venise n’ont rien à leur