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Nous avions vu des lacs plus vastes, encadrés de montagnes plus hautes et plus fièrement taillées : le Mont-Blanc se colorant deux fois au coucher du soleil, au-delà du Léman, — le Pilate et le Righi, à l’extrémité du lac des Quatre-Cantons, — les îles Borromées et les villas élégantes que baigne le lac de Côme ou le Lac-Majeur, — des nappes d’eau charmantes, souriant à travers le brouillard dans le Westmoreland ou au pied des highlands d’Ecosse, et enfin les rives toutes boisées, les innombrables petites îles vertes des lacs suédois ; mais rien ne nous avait ravis, émus, autant que le lac de Génézareth.

Il nous fut doux d’errer, l’Évangile à la main, en nous éloignant des murs crénelés de Tibériade, et de relire à haute voix, dans l’entière solitude, au bruit léger des flots frémissans, le Sermon sur la montagne, les souveraines paroles du Christ qui ont déjà régénéré l’humanité, quoiqu’elle soit encore bien loin de les avoir pratiquées. Il nous semblait que nous comprenions mieux dans sa propre patrie ses discours pleins de hardiesse, ses fables familières : rien n’y sent l’huile de l’école, ni la dialectique artificieuse des rabbins, tout y est imprégné de lumière et de grand air, le vent de l’esprit y souffle comme il veut, chaque grain qui germe devient un symbole vivant du règne de la charité et de la vérité qui s’étend et grandit inaperçu. L’anémone écarlate y resplendit dans l’herbage, plus richement vêtue, elle, simple fleur des champs, que ne le fut jamais dans tout son faste ce roi somptueux dont la proverbiale magnificence n’a pas cessé, même aujourd’hui, d’éblouir tout l’Orient.

Ceux qui ont accusé Jésus de n’être ni artiste ni poète comprennent mal les mots dont ils se servent, et en rétrécissent la portée. Il règne dans tous ses discours et ses paraboles un sentiment sain et vigoureux des richesses de la nature qu’il avait sous les yeux. En même temps rien n’y est efféminé. L’air des montagnes n’a rien d’énervant ; les senteurs des hautes herbes sont aromatiques et vivifiantes. Rien de mièvre ou de mou dans ce large paysage. Il fallait de l’audace, et beaucoup, pour commencer par saluer et bénir du haut d’une de ces collines tous les persécutés de l’avenir, et pour déclarer à une population fanatique, acharnée à la révolte, s’enivrant de l’espoir d’horribles représailles, que la terre serait un jour l’héritage des débonnaires. Il y a dans ces pensées une haute sagesse, et il y a aussi une rare énergie. Celui qui parlait ainsi devait aller d’un pas ferme démasquer dans Jérusalem elle-même les hypocrites, balayer du temple les trafiquans qui font métier et marchandise des choses saintes, confondre les scribes, représentans de la lettre, les prêtres, héritiers de la théocratie cléricale, et se faire crucifier par eux. Nous n’admettons pas une sorte de dualité