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On nous dit que le nom de Déchon est une allusion au mot hébreu dag (poisson), et cela en l’honneur de quelques poissons qui nagent en paix dans le bassin d’une source sans laquelle ce village ne pourrait exister. Si ces poissons ne sont pas l’objet d’un culte idolâtre, ils sont au moins entourés d’une vénération superstitieuse, comme si la source dépendait de leur existence. Il en est de même pour d’autres poissons que l’on m’a montrés près de Constantinople, au couvent arménien de Balouklu, et qui sont les héros héréditaires d’une légende relative à la prise de Constantinople par Mahomet II. M. Renan cite aussi une mosquée, près de Tripoli, où des poissons reçoivent des hommages presque religieux. Ce sont là des exemples fort curieux de pénétration d’une religion par une autre, surtout quand il s’agit de l’idolâtrie phénicienne reparaissant chez les musulmans, qui sont en général les plus ardens ennemis de tout culte rendu à des objets matériels.

Les peuples riverains de la Méditerranée ont longtemps adoré des dieux et surtout des déesses à moitié poissons, comme Dagon, Astarté et les Sirènes. Ils n’ont pu encore se débarrasser entièrement de ces superstitions, qu’entretiennent chez les marins, nécessairement éloignés de la vie de famille, le silence et les bruits mystérieux des grandes mers calmes, les longues veilles de la nuit étoilée, le tumulte effroyable de la tempête et le sentiment d’un immense péril, toujours possible, sauvent menaçant. Le culte de la femme absente s’est mêlé longtemps à celui des étoiles, qui rassurent et dirigent le nocher, et des poissons, qui représentent la vie maritime. La plupart des sanctuaires païens au bord de la mer étaient dédiés autrefois à Dercéto, Atergatis, Astaroth, Aphrodite ou Vénus, tour à tour femme marine ou étoile, souvent moitié femme et moitié poisson. Ils sont consacrés presque tous aujourd’hui à la vierge Marie (l’étoile de la mer, maris stella). Le symbole grossier, le poisson a disparu à peu près ; la femme et l’astre subsistent presque seuls. Néanmoins, comme nous venons de le voir, on retrouve encore quelques vestiges des cultes du poisson soit chez des mahométans, à Tripoli et Déchon, soit chez des chrétiens à Balouklu.

Le lendemain, une chevauchée de deux heures et demie nous conduisit à Yaroun, Des plantations de figuiers, des champs de tabac, une terre cultivée, annoncent tout d’abord au touriste une population laborieuse. Il est curieux de voir des enfans de dix à treize ans, garçons ou filles, debout sur le traîneau de bois qui dépique le blé, lancer leurs chevaux au grand trot dans un cercle perpétuel et se tenir fermes, sans aucun appui, sur leur cahotant équipage. On dirait une course de chars antiques. Les jambes nues, les cheveux au vent, un manteau rouge qui flotte en arrière, donnent à ces jeunes