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l’autorité du clergé sur les esprits. Quant au mécanisme même du gouvernement, on en écartait complètement la liberté. On prenait volontiers pour devise : l’état, c’est le prince, et, si on ne le proclamait pas à l’instar de Louis XIV, on n’en pensait pas moins. Ces traits généraux se retrouvent, à des degrés divers, sous des formes différentes et avec des accessoires appropriés aux circonstances et aux lieux, dans bien des états pendant une partie ou l’autre du XVIIIe siècle. Au nord, ils sont éclatans chez le grand Frédéric et chez la grande Catherine ; au centre chez Joseph II. Au midi, ils apparaissent dans Pombal, et à un degré moindre chez les deux Espagnols rivaux l’un de l’autre, Campomanès et Florida-Blanca. En France, les choses prirent un autre tour : le roi avait abdiqué, pour ainsi dire, afin de s’adonner tranquillement à la débauche, et il prononça cette parole, qui est le secret de sa vie invariablement égoïste : Après moi le déluge. Il y eut en effet un cataclysme, qui même eût été irrémédiable, si, à côté du trône, qui allait s’engloutir pour un temps dans l’abîme, ne se fût élevée une autre autorité, celle des philosophes, qui retinrent dans leurs mains, au-dessus du pays, comme un fanal, le flambeau de la civilisation, et enseignèrent à la nation les principes destinés à fournir après la tourmente les fondations d’une société nouvelle.

Outre le tort qu’eurent ces réformateurs, rois ou ministres, amis du progrès ou de ce qu’ils croyaient tel, de méconnaître complètement la liberté humaine, ils en eurent un autre, qui était peut-être le corollaire du premier, ils crurent trop à la raison d’état ; c’est le nom qu’on a donné à une chose qui est une morale à part, distincte de l’honnêteté privée, une morale indépendante à l’usage des seuls gouvernemens. Avec la raison d’état, ce qui serait un crime pour un particulier est une action honorable, grande, pour un souverain ou un ministre. La violence leur est licite pour atteindre un objet qu’il leur plaît de supposer avantageux à l’état. C’est une morale qui se résume en un mot : la fin justifie les moyens. Ce système dangereux avait été érigé en doctrine savante par les Italiens de la renaissance, et Machiavel en avait été le grand docteur. Les femmes de la famille de Médicis l’avaient pratiqué sur le trône de France et la Saint-Barthélémy en fut le couronnement. Dans le XVIIIe siècle, on en avait poli les aspérités, le raffinement des mœurs l’exigeait ; mais le fond de la doctrine restait le même, et la raison d’état faisait autant que jamais partie intégrante des maximes de gouvernement.

Parmi tous les grands personnages qui ont gouverné l’Europe au XVIIIe siècle, Pombal fut un de ceux qui crurent le plus fermement que le despotisme était un instrument de progrès, le meilleur, sinon le seul, qu’on pût employer, et ce fut pour lui un axiome que la fin