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son action soit tranquille et graduelle. Nous ne voulons alarmer personne, faire aucun tort à personne. Ce que nous voulons, c’est que là où régnait le désespoir, germe enfin l’espérance, que là où dominait la défiance pénètre peu à peu l’harmonie, que là où existaient l’antagonisme et la haine se forme insensiblement le mystérieux tissu des liens qui rapprochent les cœurs et attachent l’homme à l’homme. »

un mois jour pour jour après la séance où M. Gladstone avait prononcé ces paroles, le secrétaire d’état pour l’Irlande, M. Chichester Fortescue, présentait à la chambre des communes un tableau de l’effroyable progression des crimes agraires en Irlande depuis un an, et soumettait à son approbation une série de mesures exceptionnelles ayant pour but de prévenir ces crimes, ou de les réprimer efficacement. Ces mesures ont été adoptées. Ainsi le parlement, en offrant d’une main de loyales réparations, est obligé de frapper de l’autre. Le désordre semble s’accroître dans les âmes en proportion de ses efforts pour les pacifier. N’y aurait-il pas de quoi décourager une volonté moins ferme que celle de M. Gladstone ? Il ne se troublera pas. Il sait que le mal moral produit par l’injustice, que les ravages causés dans les esprits par une législation mauvaise sont plus longs et plus difficiles à réparer que l’injustice elle-même. Celle-ci serait moins odieuse, si elle ne se perpétuait et ne s’enracinait par ses effets mêmes.

Quoique, comme le disait M. Gladstone, la plus sage législation soit celle qui agit avec la lenteur des forces naturelles, il verra, je n’en doute pas, les bienfaits de son œuvre. La longévité est un privilège assez ordinaire des hommes d’état anglais, et M. Gladstone est jeune encore pour un premier ministre. Sa maigreur, sa constitution d’apparence frêle, annoncent, il est vrai, plutôt la finesse que la vigueur. Son front sillonné de rides, ses yeux toujours animés du même feu qui les fit admirer si longtemps, mais enfoncés maintenant dans l’orbite, ses joues pâles, ses tempes dégarnies, son visage et toute sa personne portent la trace de ses longues veilles et de ses immenses travaux. Les jours où l’on attend de lui quelque grand discours, ceux qui ne le connaissent pas pourraient, à voir cet air d’épuisement, éprouver quelque inquiétude. Dès qu’il parle, on se rassure. Sa voix pénétrante, aussi sonore et aussi pure au bout de quatre ou cinq heures qu’au début, ces amples périodes auxquelles suffit sans effort un souffle infatigable et qui ne laissent à l’auditeur qu’une seule crainte, c’est que ce torrent ne s’arrête pas assez tôt, cet esprit net et toujours maître de ses idées, s’il ne l’est pas toujours de sa passion, ses mouvemens, ses gestes, son port de tête, indiquent, comme son activité sans trêve, une organisation robuste