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haut, il rappelait en souriant les vers d’Edgard à Glocester aveugle, dans le Roi Lear, lorsque Glocester, qui croit s’être précipité du haut des falaises de Douvres, s’étonne de vivre :

Dix mâts ajoutés l’un à l’autre ne font pas la hauteur
D’où tu viens à l’instant de tomber en ligne droite,
Ta vie est un miracle…


Consolation médiocre, il faut l’avouer, pour l’église d’Irlande et sécurité insuffisante pour l’église anglicane ! Sa prépondérance tiendra-t-elle longtemps contre les principes nouveaux qui viennent de triompher ? C’est ce que beaucoup se demandent avec une certaine appréhension. Quant à M. Gladstone, les applications qu’il a pu entrevoir dans un avenir encore lointain ne l’ont pas arrêté, ou du moins il a fermé les yeux sur des nécessités qui ne menacent en tout cas que ses successeurs.

Les choses vont si vite en Angleterre depuis trois ans qu’on se dirait en France. Au moment même où il en finissait avec la domination de l’église d’Irlande, M. Gladstone voyait venir l’heure inévitable de la réforme agraire, et il s’y préparait : réforme non moins importante et tout autrement difficile encore que celle de l’église. Je ne pense pas que M. Gladstone crût devoir être amené à tenter, à une année d’intervalle, la révolution agraire après la réforme religieuse, et certes il n’est pas d’âme intrépide qui n’ait le droit d’hésiter, quand il s’agit de porter le fer dans ce qu’il y a de plus sensible et de plus nerveux au monde, la propriété. On ne refusera pas à M. Gladstone d’avoir tenté l’œuvre d’une main résolue, de l’avoir menée avec entrain, avec énergie et jusqu’ici avec bonheur. Quelle armée d’objections il a rencontrée dès son premier pas, objections d’autant difficiles à renverser que, cent fois confondues, elles n’en ont pas moins l’indestructible vitalité du lieu-commun ! On accusait les vices incurables de la race celtique, et l’on ne remarquait pas que c’est dans les cantons de l’Irlande où la race est le plus mélangée de sang saxon que les crimes agraires étaient le plus communs. On arguait contre l’Irlande de l’identité de ses lois et de celles de l’Angleterre sans tenir compte et de la diversité des circonstances, et des différences radicales dans les rapports des propriétaires et des tenanciers qui distinguent les deux pays. On parlait avec pompe des progrès de l’Irlande, et l’on ne remarquait pas que ces progrès, s’ils étaient réels, ne faisaient qu’ajouter à la gravité d’un désespoir qui croît tous les jours, mais que, depuis 1860 au moins, ils avaient fait place à une visible décadence. On énumérait tous les efforts tentés par les gouvernemens en faveur de l’Irlande, et l’on ne voulait pas voir que, depuis le bill de 1793 jusqu’au bill de 1849, pas une mesure n’a été prise, pas une loi