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serait pas moins facile de lui répliquer en lui exposant les prix courans des esclaves noirs sur la côte de l’Adriatique, des esclaves blanches à Stamboul et autres lieux. Cette abolition de la traite est une des plus singulières mystifications que la Turquie, aidée par l’ignorance publique et par les complaisances d’une certaine presse, ait réussi à faire subir aux Occidentaux. Le malentendu aurait pu durer longtemps sans les désastres récens de l’immigration circassienne et les scandales qui les ont suivis. On sait qu’il y a huit ans les Circassiens, attirés en Turquie par des excitations irréfléchies, affluèrent au nombre de 400,000 âmes dans un pays où l’on n’avait compté que sur une lente infiltration, et n’y trouvèrent qu’une hospitalité défiante et mal organisée. En une année, les deux tiers périrent de misère, de faim, de maladies contagieuses ; 22,000 émigrés cantonnés autour de Batoum étaient réduits à 7,000 ; une tribu de 80,000 âmes, près de Samsoun, descendit à 1,800 en quelques mois. Les adultes périrent par milliers. Quant aux enfans, il se fit un agiotage effréné sur ces malheureux petits êtres, et les bénéfices qu’en retirèrent certains pachas permirent de se demander si l’on n’avait pas systématiquement affamé à dessein tout ce peuple. Les harems regorgèrent de Circassiennes de dix à quatorze ans, qui se vendaient en moyenne de 4 à 600 francs avant la crise, et qu’on achetait alors pour le quart, pour le huitième de cette somme. Stamboul, encombré, versait son excédant sur la Syrie et l’Égypte. On saisit devant Galata un navire chargé de 800 jeunes Circassiennes pour Alexandrie ; l’armateur était parfaitement en règle : il avait un teskeré (passeport) où il était qualifié de membre au très honorable esnaf (corporation) des marchands d’esclaves. Ainsi à la face des ambassades, qui affirment l’extinction de la traite, les autorités de Constantinople visent les registres de la corporation des marchands de chair humaine, qui fonctionne un peu plus secrètement, mais presque aussi activement que par le passé.

Il est bon de dire ici ce que c’est que cette émigration circassienne, qui a excité une sympathie assez naturelle par son patriotisme et ses malheurs, mais sur laquelle on a versé un peu trop de larmes irréfléchies ; On ne sait pas assez qu’au Caucase il y avait des tribus nobles et guerrières qui n’avaient absolument que deux gagne-pain : la vente de leurs enfans et le droit de vivre à discrétion, aux dépens des tribus plébéiennes et agricoles, leurs vassales. La conquête russe, protectrice de ces dernières, trouva naturellement une résistance acharnée de la part des tribus nobles, que l’opinion publique chez nous a un peu légèrement transformées en groupes de patriotes, mais qui en réalité défendaient avec fureur