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en sûreté dès qu’ils ont mis 10 ou 12 lieues entre eux et le théâtre de leurs crimes.

Les enfans ainsi achetés ou volés sont dirigés sur Gallabat et sur Massaoua. Il est difficile de se faire une idée approximative du chiffre d’esclaves fourni par le premier de ces deux points. Gallabat est un état à peu près autonome fondé par des noirs émigrés du Darfour, qui vivent assez tranquillement en payant tribut à l’Égypte et à l’Abyssinie ; on n’y tient aucun registre des ventes, de quelque espèce que ce soit, et les caravanes qui s’y approvisionnent se séparent un peu plus loin pour se diriger sur Khartoum, sur Saouakin, et même sur Sennaar. Les esclaves provenant des pays gallas sont connus dans tout l’Orient sous le nom d’Abyssins (Habechi). Les Abyssins proprement dits, c’est-à-dire les sujets chrétiens du négus, ne constituent peut-être pas la deux centième partie de la masse d’esclaves ainsi abusivement dénommée. La jeune esclave abyssinienne dont Lamartine nous a laissé un ravissant portrait dans son Voyage en Orient n’était évidemment pas autre chose qu’une Galla. Les Égyptiens et en général les Arabes, quoique peu accessibles aux préjugés de race ou de couleur, préfèrent beaucoup aux noirs ces pseudo-abyssins des deux sexes, très supérieurs aux Soudaniens comme intelligence et comme beauté.

Du marché de Gallabat, les esclaves sont dirigés sur l’Égypte par le marché moins important de Guedaref, centre d’un très vaste commandement arabe qui embrasse un quart de la Nubie, et dont le titulaire est une sorte de roi du désert nommé Oued Abou-Sin (le fils de l’homme à la dent), grand chasseur et pourvoyeur d’esclaves pour son propre compte et pour celui du gouvernement égyptien. A Guedaref, le courant se scinde : une partie s’écoule vers Khartoum, dont la population, de plus de 30,000 âmes, enrichie par la traite des nègres, absorbe pour ses harems une masse considérable de jeunes filles gallas ; l’autre partie est dirigée sur la ville de Kassala, et descend lentement vers le Caire par la voie de Berber et d’Assouan. Il n’est aucun voyageur qui, ayant suivi cette route, aujourd’hui très fréquentée, n’ait rencontré quelqu’un de ces longs convois composés en très grande partie de jeunes filles et de petits garçons, les premières juchées sur des chameaux, les seconds trottinant tout nus dans le sable et sur les rochers avec l’insouciance apathique de leur âge et de leur condition nouvelle. Pour ne pas violer trop ouvertement le firman d’abolition de 1856, les marchands trouvent prudent de ne pas entrer dans les villes et de camper pendant quelques jours dans les banlieues, avec la connivence des hauts fonctionnaires, qu’ils achètent par des cadeaux en argent ou en esclaves. Les acheteurs, prévenus dans les bazars et par des avis publics, se rendent aux campemens et s’y approvisionnent à leur