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matelots eurent soixante têtes pour leur part de prise. En 1868, le jeune baron d’Ablaing, voyageant sur le Nil, rencontre un certain Oued Ibrahim, qui revient triomphant d’une expédition faite, avec le concours de vingt-cinq barques, négrières de Khartoum, contre les mêmes Denka. On avait pris des milliers de noirs, surtout des enfans ; sans doute les adultes s’étaient fait tuer en combattant. En 1864, le voyageur belge Pruyssenaer est obligé de se sauver en toute hâte du même pays devant une battue générale faite par ordre du pacha. Vers le même temps, on riait fort à Khartoum de la « naïveté » généreuse de Mlle Tinné (la même qui vient de périr si tragiquement chez les Touareg), qui, ayant rencontré ces bandits ramenant à Khartoum leur troupeau humain, avait racheté fort cher quelques malheureux noirs dont les souffrances avaient excité sa compassion. Lorsque Mlle Tinné, au mois de mars 1864, passa dans le pays des Chelouks, il venait de partir une expédition composée de soixante barques négrières, appuyées d’un millier de cavaliers arabes. Nous retrouvons au mois d’août sur le Nil, avec deux barques, un certain Halil-Chami, chrétien de Syrie, ancien agent consulaire britannique, muni d’un passeport autrichien pour plus de sûreté ; il ramenait sur ces deux barques sa part de pillage, 700 captifs à demi morts d’épuisement.

De temps à autre, le gouvernement de Khartoum punit à sa façon tous ces petits voleurs, en confisquant leurs chargemens humains et en les faisant financer selon ses traditions ; mais que pense-t-on qu’il fasse des malheureux qu’il enlève ainsi aux négriers ? Les rapatrier ? Rien ne serait plus humain, ni surtout plus facile, vu la distance relativement faible des pays d’où ces malheureux sont arrachés ; cependant il y aurait une étrange naïveté à croire le gouvernement capable d’une pareille action. On commence par mettre à part les adultes en état de servir, et on en fait des soldats ; une partie est destinée aux officiers et aux autres employés du gouvernement, pour leur tenir lieu de solde. Les hauts fonctionnaires achètent, vendent, brocantent de toute manière le bétail humain, sans compter une formalité qu’il faut se garder d’oublier, les cadeaux aux amis puissans et aux protecteurs qu’on veut se ménager à Alexandrie et au Caire. Mouça-Pacha faisait mutiler des esclaves chez lui, et en janvier 1864 il expédia dix ou douze de ces eunuques à ses amis d’Égypte. Le grand troupeau de noirs que possédait Mouça-Pacha provenait surtout de cadeaux qu’il s’était fait faire de toutes mains. Il avait taxé les chefs arabes de Nubie à tant de noirs par tête, ce qui les obligeait inévitablement à faire des razzias pour s’en procurer ; il avait payé d’un titre de mamour (sous-préfet) un gros présent d’hommes et de bétail que Mohammed Her avait