Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/887

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en quête de je ne sais quelle surprise, ne t’étonne pas si je revenais souvent sur le sentier que j’avais moi-même frayé.

« Le soir vint ; je rencontrai une armée d’immenses reptiles cuirassés qui se traînaient au bord d’un marécage. En me voyant, ils ouvrirent leur vaste mâchoire. Quelques-uns avaient des ailes membraneuses ; ils en battirent les flots et prirent leur vol pour me poursuivre.

« Déjà j’entendais le lourd clapotement de ces ailes, qui n’étaient pas encore emplumées. Je me hâtai de fuir au galop. Le retentissement de mes quatre pieds sur le rocher les effraya. Ils retombèrent dans le marais livide, d’un vol oblique, comme celui de la chauve-souris.

« Je pris alors dans mon carquois une de mes flèches divines, et ce fut la première qui fit résonner mon arc. Depuis ce moment, les reptiles apprirent à me connaître. Ils m’appelèrent leur roi, mais je dédaignai de régner sur eux. Alors ils me prièrent d’être leur dieu. Je méprisai leurs hymnes rampans.

« Une chose m’inquiétait : savoir d’où ils étaient venus, car j’avais assez visité la terre pour être sûr qu’ils n’y avaient pas toujours été. Maintenant le moindre abîme résonnait de leurs coassemens ; je résolus d’épier la naissance de ces êtres, de manière à ne plus être surpris par l’apparition d’aucune créature nouvelle.

« Les années, les siècles se suivirent, ils ne purent rien sur moi. Seulement les troupeaux d’êtres dont j’étais le berger m’échappaient, disparaissaient un à un, en secret. A leur place venaient des successeurs qui n’avaient presque rien de commun avec les premiers. Quoi que je fisse, il m’était impossible de saisir le moment où le changement s’accomplissait…..

« A la clarté des étoiles, je regardais l’immense mer, j’écoutais le bruit des forêts sonores. Rien ne décelait l’embûche ; quand venait l’aurore, presque toujours quelque créature nouvelle inconnue, sortie du néant, terrible ou charmante, tigre ou antilope, passait près de moi pour me railler. Et les meilleurs, les oiseaux, disaient de leurs voix mielleuses et moqueuses : Vois, Chiron, dis-moi d’où je viens. Devine, si tu peux. Ta science, ô sage, a-t-elle aussi des ailes ?

« Enfin l’homme parut devant moi. Je reconnus ma figure, mon visage, la flamme de mes yeux. »


II

Cette difficulté qui trouble le centaure, cette recherche sans cesse renaissante du moment précis où le nouvel animal, le nouveau monde apparaît, sont connues des géologues, et c’est à résoudre ce problème que s’appliquent les théoriciens comme Lamarck,