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C’est surtout pour les détails du combat qu’il laissa plus de liberté à ses lieutenans. Qu’une armée ne soit jamais engagée sans la volonté de son chef, rien de plus élémentaire. L’amiral doit tenir ses hommes dans sa main jusqu’à ce que le signal de l’action ait été donné. Ce signal seul peut affranchir les capitaines et les autoriser à ne prendre conseil que de leur courage. L’action une fois engagée, ils recouvrent, avec la vapeur surtout, la libre disposition d’eux-mêmes, sans être astreints à déchiffrer, comme on le fait d’ordinaire, les énigmes du commandement. D’autres principes doivent alors dominer, d’autres devises rester présentes à l’esprit, par exemple celle-ci, qui résume tous les devoirs des capitaines en escadre et qui est aussi brève que significative : « qui n’est pas au feu n’est pas à son poste. » En quelques mots, c’est la condamnation de tous les chefs divisionnaires, qui, à diverses dates, ont déserté le combat, celle également des chefs d’escadre qui ont arraché par un signal timide la victoire des mains de leurs capitaines. Les capitaines aujourd’hui, si l’amiral et ses lieutenans venaient à faiblir, gagneraient la bataille sans eux. Cette impatience du triomphe, cette responsabilité du résultat, répandues dans l’armée, ne valent-elles pas toutes les recommandations méthodiques et ces injonctions éventuelles qui n’ont pas toujours le mérite de l’opportunité ?

Aussi, dans, ces conditions, la principale qualité d’une escadre est-elle une grande souplesse de mouvement ; chaque capitaine livré à son inspiration prend les moyens les plus expéditifs et les plus simples. C’est en même temps une école d’audace et de résolution ; on est toujours plus hardi quand on se sent libre, on y apprend aussi à se bien seconder les uns les autres, le dévoûment croît avec la responsabilité. C’est là-dessus qu’en terminant il convient d’insister avec le vice-amiral Jurien. Lorsque, dans la vie des hommes de mer qui ont le mieux rempli leur carrière, on voit se succéder ces plaintes, ces accusations réciproques, qui tiennent à l’exercice du commandement, il y a lieu de réfléchir. A les passer en revue, une circonstance frappe : toutes ces plaintes, toutes ces accusations se ressemblent. La forme varie : elle est plus ou moins violente, le fond est le même. Il s’agit toujours, à toutes les époques et dans toutes les marines, de prétendus refus de concours, ou, ce qui n’a pas de moins graves conséquences, de ces convictions désolantes, que le concours a manqué et qu’il peut manquer encore. A quoi cela tient-il et où en voir les causes ? Ne les cherchez pas ailleurs que dans l’absence d’une règle simple et précise, dans le partage mal défini de la responsabilité. Quand les conflits se renouvellent à d’aussi courts intervalles et avec une telle identité, ce n’est point aux hommes, c’est aux institutions qu’il faut s’en prendre.


Louis REYBAUD.