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l’expérience, il montrait les ouvriers en possession du vote suivant avec déférence l’impulsion des classes supérieures, et il semblait se porter garant qu’il en serait toujours de même. Est-ce bien ainsi que les masses l’entendaient ? M. Gladstone pouvait-il être bien persuadé que l’admission de ce qu’il y a de meilleur parmi elles au droit de suffrage ne changerait rien à la direction politique ? Si la participation du peuple à la formation des corps élus ne doit pas avoir pour effet de déposséder les classes cultivées de l’ascendant qui appartient nécessairement à la supériorité des lumières, ne transformera-t-elle pas au moins leur tutelle, souvent défiante et parfois égoïste en Angleterre, en une initiation bienveillante et en une gestion soigneusement surveillée ? Voilà ce qui ne pouvait échapper à M. Gladstone et ce qu’il eût dit sans doute, s’il avait eu moins à cœur d’écarter des préventions excessives. Le danger du suffrage populaire, ce qui justifie ou ce qui explique les inquiétudes qu’il inspire, n’est pas, comme on le répète en dépit de l’évidence, qu’il assure la domination du nombre ; c’est qu’il peut être la domination des masses urbaines, — redoutables par la prise que leurs demi-lumières, leurs passions inflammables, offrent aux agitateurs, et par leur organisation analogue à celle d’une armée, — sur la population rurale, conservatrice, éparse et docile. Et c’est à cause de cela que M. Gladstone recommandait aux politiques disposés à dédaigner l’affection populaire de la rechercher au contraire et de s’en faire un rempart. « Il est bien que nous soyons convenablement pourvus de flottes et d’armées, disait-il, protégés par des fortifications redoutables, il est bien aussi que ces défenses reposent sur un bon système de finances, sur des revenus que ne puisse dissiper ni l’incurie du parlement ni le désordre de l’administration ; mais ce qui est plus nécessaire encore, c’est que les cœurs soient rapprochés au moment opportun par une juste dispensation du droit politique à ceux qui le désirent et qui le méritent. »

Engagé à ce point sur la question de la réforme, et surtout après plusieurs démarches qui avaient fait connaître clairement sa pensée sur les abus de l’établissement d’Irlande, M. Gladstone ne dut pas s’étonner d’encourir aux élections de 1865 la disgrâce de l’université d’Oxford. Les liens politiques qui l’y attachaient depuis dix-huit ans se brisèrent, il ne fut pas réélu. On peut dire que, dans la situation qui se préparait, cet échec était pour lui un affranchissement. Le lendemain de la mort de lord Palmerston, il était heureux qu’à tant de difficultés que le nouveau ministère allait affronter ne s’ajoutât point pour M. Gladstone la préoccupation des égards qu’il devait à l’opinion de ses électeurs. Qui peut dire que, s’il avait encore traîné cette chaîne académique, si légèrement portée jusque-là, il eût eu toute la liberté dont il allait avoir besoin en 1866 ?