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pourraient vivre dans une oisiveté. opulente et qui se consacrent au service public, auxquels enfin le besoin du repos semble étranger, et qui passent sans intervalle du labeur fatigant d’une session à l’étude de leurs classiques et à la composition d’un ouvrage d’érudition. On a dit de Lewis qu’il avait fait la besogne de vingt hommes et qu’il l’avait bien faite. Heureuse nature ! le travail ne produisait chez lui ni la fatigue ni l’épuisement. Son tempérament l’a préservé de cette double fièvre qui est un des fléaux du XIXe siècle : pour les écrivains la recherche de l’effet, pour les hommes politiques l’âpre impatience de se pousser. Espèce de Lessing, — moins le génie, — Lewis estime que la plus mince vérité a son prix, et il la poursuit avec une ardeur infatigable ; mais la vérité lui suffit. Lorsqu’il la possède, il ne songe pas à la parer pour attirer les regards sur elle et sur lui, il ne se soucie nullement d’y ajouter « cette cuisine savante, » par laquelle Platon désigne ce qu’on appelait de son temps la rhétorique et ce que nous appelons plus pompeusement l’art. Les succès des autres, d’un Macaulay par exemple, ne le tentent pas, ne l’entraînent pas hors de sa voie, ne lui inspirent pas la ruineuse envie de rivaliser avec eux d’éclat et de bruit. Il se mêle à la politique parce qu’agir est le complément du penser. Il marche dans la carrière d’un pas égal sans se donner pour tâche de devancer personne. Il ne se laisse point troubler par les événemens ni par les chances variables de la vie publique, corrigeant ses épreuves ou scrutant un texte d’Aristote d’un œil aussi sûr, d’un esprit aussi lucide, le soir d’un échec électoral ou de la chute d’un cabinet, que s’il n’était jamais sorti de sa bibliothèque. Ce qui est de pur apparat ne le trompe jamais, et par exemple il demande de bonne foi à quoi servent ces coûteuses expositions universelles dont le tapage étourdit le monde, si ce n’est à la fortune des hôteliers. Il dépouille les réalités des mensonges dont la sottise ou le charlatanisme les enveloppe, et il en prend froidement la mesure sans amertume et sans tristesse ; son esprit est naturellement rebelle à l’illusion. Cette imperturbable tranquillité était sa force, peut-être aussi sa faiblesse. Quoique son nom figure au bas de plus d’une pièce de vers latins, dans le recueil des chefs-d’œuvre d’Éton, Musœ etonienses, il lui manquait absolument ce qui échauffe et ce qui éblouit, ce qui égaie et ce qui attriste, ce qui sert à subjuguer les autres et à s’abuser soi-même, ce qui entretient dans l’homme politique comme dans l’écrivain l’enthousiasme, ce qui répare leurs chutes et parfois aussi gâte leurs triomphes, — l’imagination.


P. CHALLEMEL-LACOUR.