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se réservant le rôle de Criton, et ces abstractions nous avertissent assez de ne pas chercher ici la grâce platonicienne ; mais chacun des interlocuteurs apporte dans le développement de sa thèse une largeur et une finesse tout à fait dignes de Platon et, ce que Platon n’a pas, le sentiment des conditions historiques auxquelles l’une ou l’autre de ces formes est particulièrement appropriée. Ce qui n’est pas douteux, c’est que l’indifférence et l’indécision à cet égard lui paraissent impolitiques. Dans la maladie qui vient d’éclater à la fois chez la plupart des nations du continent et qui prouve beaucoup moins la fragilité de la société que la caducité des gouvernemens, une chose le frappe et l’inquiète en France : c’est de voir les classes intelligentes flotter entre une adhésion pleine d’arrière-pensées et une résistance dépourvue d’énergie à des fatalités qu’une volonté ferme et un sage emploi de leur influence eussent aisément surmontées. « Ma pensée, écrit-il dans les premiers mois de 1848, est que nous allons voir en France pendant quelque temps à la tête des affaires une suite d’hommes sans politique fixe ni système arrêté, vivant d’expédiens, au jour le jour, tantôt abattant l’anarchie par la force, tantôt apaisant la foule par de mauvaises concessions. Bref, je vois venir en France un état de choses analogue à ce qu’on voit en Espagne, sauf les différences du caractère national. » Ces différences sont heureusement essentielles. Il existe en France un besoin d’organisation commun à toutes les classes, qui se fait jour même aux époques de désordre ; il peut bien précipiter le pays sous le joug d’un maître, mais il ne permet pas que l’anarchie puisse prévaloir longtemps. Lewis ne tarde pas à reconnaître que toutes ces agitations seront pour le moment stériles, et les deux traits principaux de l’époque ne lui échappent point : l’un est la déchéance, à ses yeux irréparable, du pouvoir temporel du pape, et il considère comme une lourde faute l’intervention du gouvernement français en sa faveur ; l’autre est l’empire des idées américaines. « Le pape, écrit-il, ne peut pas devenir un souverain constitutionnel négociant avec un parlement ; il ne peut pas espérer non plus de recouvrer un pouvoir sans limites exercé par une administration ecclésiastique. Les intérêts sont aujourd’hui exclusivement politiques et socialistes : l’église, comme telle, n’est pour rien dans les mouvemens révolutionnaires du continent… Il n’y a rien d’original dans aucune des réformes continentales, tout est une pure copie des institutions américaines, comme naguère tout était une pure copie des institutions anglaises. »

S’il est vrai qu’alors plusieurs peuples de l’Europe, au lieu d’arrêter, comme autrefois, leurs regards sur l’Angleterre, les portent au-delà de l’Atlantique, il y a là du moins l’indice d’un changement