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pas au public. Il y a dans ces lettres de George Lewis, à propos de questions importantes, de maint événement et de maint personnage, des vues d’une haute valeur à relever, des paroles d’or à retenir. Bref, on y voit en raccourci à peu près tout ce qu’il a pensé, et l’on peut prendre ainsi une idée, incomplète sans doute, mais non pas inexacte, de son esprit et de ses travaux.

George Lewis joignait, comme je le disais tout à l’heure, deux choses qu’on ne rencontre pas souvent associées : un amour de la science, qui est d’ordinaire exclusif, et un intérêt paisible, mais actif et continu, pour les affaires de son pays. Chose digne de remarque, il avait pour sa vie publique d’aptitude sans la vocation. Apprenant tout, les finances, l’administration militaire, etc., comme s’il les eût aimées, il était toujours un homme utile et devenait bientôt nécessaire ; au fond, il n’aimait que la science. On a vu fréquemment chez nous des historiens, des poètes, des journalistes, des philosophes, se mêler à la politique, et y porter les qualités d’apparat et les défauts attachés à leur métier d’écrivain. Lewis était né critique, et dans la politique il est demeuré tel : non pas qu’il songeât à se tenir en dehors des cadres existans, à se cantonner dans un isolement qui l’eût condamné à l’inaction ; il n’avait garde de vouloir planer orgueilleusement au-dessus des partis, et de dédaigner le classement, qui est la condition de la vie publique dans les pays libres. Il était whig, libéral, très sérieusement attaché à son parti, mais il me s’y enfermait point, conservant assez de liberté pour traiter en analyste, en logicien, les hautes questions de la politique. Ce tour d’esprit n’exclut pas l’éloquence, mais il exclut jusqu’à un certain point l’art oratoire, dont les procédés ne résistent guère à la critique. Sa parole n’en était pas moins écoutée à la chambre des communes à cause de la richesse du fonds et de l’usage désintéressé qu’il en faisait.

Les hommes de ce métal sont rares en tout pays, en France surtout. On serait tenté de le rapprocher de M. de Tocqueville. Quoique celui-ci soit plus écrivain, ils appartiennent l’un et l’autre à cette classe d’esprits qui ne jettent pas de lueurs éblouissantes, chez qui le solide l’emporte sur le brillant, et qui ont en tout pour caractère dominant la réflexion. L’analogie toutefois s’arrête là. M. de Tocqueville, sous sa forme abstraite et froide, était une organisation passionnée. Il portait secrètement en lui la mélancolie d’un moraliste chagrin. il acceptait des nécessités sociales qui l’effrayaient, il faisait savamment la théorie de son temps sans l’aimer. Quelque sujet qu’il abordât, il lui eût été impossible de ne point le ramener à des préoccupations qui tenaient chez lui du parti-pris. Lewis, d’une organisation fine et même frêle, comme M. de Tocqueville, avait néanmoins la fermeté d’intelligence la plus imperturbable, la