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Muette et Guillaume Tell, où débordent les plus fiers sentimens de l’âme, et ces inépuisables sources d’enthousiasme volcanique ont eu pour inventeurs les deux plus grands sceptiques du siècle, deux hommes dont l’indifférence restera proverbiale. Je n’ai pas à parler de Rossini, qui depuis vingt ans n’assistait plus à la représentation de ses opéras, mais M, Auber ne professe pas un pareil détachement, et le spectacle auquel les circonstances le font assister est de nature à le venger de bien des petits mécomptes tristement endurés dans les commissions. Cela vaut certes la peine de vivre pour voir l’œuvre de notre âge mûr agir de la sorte sur les générations, et le curieux qui s’attarde pour assister derrière une coulisse à des scènes si émouvantes dont il peut se dire après tout qu’il est l’âme et l’esprit, ce curieux-là n’est point un spectateur vulgaire. Quelles que soient les peccadilles qu’on lui reproche, il a le droit de ne pas s’en aller, car il a payé sa place et bien mérité de son pays.

Le troisième acte de la Muette tire à sa fin. Sur les dernières mesures, une femme superbement costumée à l’antique paraît et descend la scène au milieu d’un tonnerre d’applaudissemens. Au parterre, dans les loges, tout le monde se lève et salue « la France » qu’on a reconnue aux couleurs du drapeau qu’elle agite dans ses bras plus encore qu’aux abeilles d’or dont s’étoile son manteau impérial. Ainsi vêtue, Marie Sass est splendide, pour la richesse du modelé, l’abondance et la vigueur des tons, vous diriez une allégorie de Rubens : le calme dans la force. Les transports cependant s’apaisent, quitte à reprendre de plus belle après chaque couplet ; le silence s’établit en frémissant, on se recueille, on écoute, l’hymne national retentit. Klopslock disait que la Marseillaise avait coûté à l’Allemagne la vie de 50,000 de ses meilleurs enfans ; qui comptera ceux qu’elle va lui coûter aujourd’hui et demain ! Les gens qui s’obstinent à ne voir dans la Marseillaise qu’un chant d’émeute pour la rue se trompent affreusement et confondent la marche héroïque de la France armée avec les refrains de Marat. La Marseillaise est le chant d’un grand pays, d’un peuple libre, qui se lève en masse pour défendre le sol, et qui, sans férocité comme sans forfanterie, marche au combat virilement. S’il y a de la haine et du sang dans la Marseillaise, c’est dans les paroles, la musique ne respire au contraire que résolution, dévoûment, héroïsme. Et ce désaccord me semble valoir la peine d’être expliqué. Rouget de l’Isle, en poésie comme en musique, ne fut, on le sait, qu’un dilettante ; seulement, ainsi qu’il arrive à certains amateurs, grâce à ses études de collège, il maniait le vers plus facilement que la basse chiffrée. Or il n’en est pas absolument des mots comme des sons ; les mots, c’est l’imagination, la rime, qui vous les proposent, et vous les acceptez souvent, alors même qu’ils s’écartent un peu du sentiment qui vous inspire, vous les prenez pour l’agencement, l’heureux tour et l’élan de la strophe. Cela dit plus ou moins ce que cela veut dire ; mais c’est