Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/764

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quinze jours que vous y restez, vous assistez à des spectacles de nabab : la Nilsson dans Otello et dans Mignon, la Lucca dans Fra Diavolo, et puis les oratorios de Hændel, des concerts où vous passez en revue tous les virtuoses du monde, et dont les interminables programmes se déroulent jusqu’à terre comme la liste des maîtresses de don Juan. Les Anglais ont dans tout ce qu’ils font quelque chose de Gargantua ; leur dilettantisme ressemble à leur appétit, ils peuvent se bourrer impunément, et des séances matinales de cinq heures ne les empêchent pas plus d’aller le soir à l’opéra que leurs lunchs copieux arrosés d’ale et de xérès ne les empêchent de bien dîner. Christine Nilsson fait une Desdemona très originale, très piquante, coquette à la fois et dramatique. La grâce, la familiarité de sa personne, restituent son naturel à cette figure que la Krauss maintient peut-être trop sur la hauteur, et qui descendue d’un degré se rapproche davantage de la vérité shakspearienne. C’était là du reste l’interprétation de la Malibran, que Mlle Nilsson rappelle, comme Gabrielle Krauss rappelle la Pasta. Loin de nuire aux grands effets du drame, cette manière de concevoir le rôle les prépare par le contraste, et quand viennent les momens tragiques, la cantatrice grandit à vos yeux soudainement C’est ce qui arrive à la fin du second acte, lorsque Desdemona éperdue s’élance au-devant des amis d’Otello en les interrogeant sur l’issue du combat avec Rodrigue. Mlle Nilsson excelle à rendre cette scène, elle y est héroïque ; ce cri sublimé : o gioia ! ne fut jamais poussé d’une voix plus vibrante, plus émue. J’ai dit le mot et ne le retire point. Mlle Nilsson déploie là des qualités inconnues à Paris, où nous ne l’entendions que dans Ophélie ou dans Alice, car cette atmosphère de Londres est bien autrement favorable aux chanteurs que la nôtre. Chaque jour leur amène un rôle nouveau ; ils jouent, ils essaient tout à leurs risques et périls, devant un public enthousiaste, lorsqu’il n’est pas indifférent, un public où c’est l’esprit de fashion, l’esprit du monde qui domine, tandis que chez nous c’est avant tout du journalisme qu’ils se sentent justiciables, et ce pouvoir hautain, gouailleur,. cassant, qui fait et défait les réputations en quelques heures, les intimide ou les éloigne. La Lind ne voulut jamais l’affronter, peut-être sera-t-il cause encore que nous n’aurons point la Lucca. En voilà une cependant que l’Opéra devrait engager à tout prix. C’est assurément la cantatrice la plus complète qu’il y ait aujourd’hui ; on en peut rencontrer de plus brillantes, mais de plus parfaites, non. Elle est la seule qui tienne tête à tous les répertoires, la seule capable de jouer ce soir l’Africaine et demain Zerline dans Fra Diavolo ; avec cela, une intonation infaillible, une façon typique d’émettre et de poser la voix, point d’escamotage ni d’efforts, la maestria, l’aplomb même s’appuyant sur la loyauté des procédés. Ça y est, disent les peintres devant un tableau qui les empoigne. C’est ce mot d’atelier, tout trivial qu’il puisse être, qui