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garnison ne défendit guère la seconde enceinte, étant trop peu nombreuse pour couvrir cet immense développement de murailles. Elle ne comptait pas plus de 18,000 à 20,000 hommes exténués par les rigueurs d’un long siège et par les excès de toute espèce. Ils se réunirent derrière les fortifications qui entouraient le palais de leur chef, le tien-ouang. Leur défense y fut énergique ; mais les troupes impériales mirent aussi par hasard de l’obstination dans l’attaque. Leur nombre fit le reste. Elles finirent par enfoncer une porte. Le premier objet qui attira les regards dans ce palais fortifié fut le cadavre du tien-ouang, qui s’était donné la mort, ne voulant pas survivre à la ruine de son pouvoir. Aux alentours, dans un jardin, les corps de ses femmes étaient pendus aux arbres. On trouva la ville dans le plus misérable état ; de tous côtés gisaient des corps d’habitans et de soldats morts de faim, partout des ruines annonçaient le séjour de bandes armées sans foi ni loi. La population avait à peu près disparu.

Nankin, la seconde capitale de l’empire, la ville célèbre en Europe par sa tour de porcelaine, maintenant rasée, et qui avait 500,000 habitans et 7 lieues de circonférence, Nankin, dont la vaste enceinte renfermait, comme Rome, des jardins et des collines, et qui baignait le pied de ses murailles dans le grand fleuve commercial de la Chine, le Yang-tse-kiang, — Nankin, détruite en partie, désertée aujourd’hui, paraît à jamais perdue pour la civilisation et le commerce. La terreur semble avoir laissé des traces jusque sur les personnes. Les rares habitans y conservent des allures discrètes et craintives ; ils continuent à camper en quelque sorte au milieu des débris amoncelés, des maisons ouvertes, des murs noircis par la poudre et l’incendie.

Dans cette bataille suprême, l’insurrection avait perdu la plupart de ses chefs et le reste de ses vieux soldats. Leur chute répandit le découragement dans tous les rangs des Taïpings, qui se dispersèrent dans les campagnes, traqués par les paysans, poursuivis par les troupes impériales. Leur multitude était d’ailleurs si grande encore que le gouvernement recula devant la tâche de les exterminer tous. L’impossibilité d’accumuler tant de cadavres inspira aux mandarins des sentimens d’humanité qu’ils ne connaissent point d’ordinaire : on favorisa la fuite de ceux qui pouvaient se sauver. Cette mansuétude imposée par la nécessité eut toutefois des résultats peu encourageans. Pressés par la faim, dépourvus de tout, signalés comme dangereux, incapables désormais de chercher dans une vie pénible et des travaux réguliers les moyens d’existence, les Taïpings continuèrent à errer comme des bandes de loups dans les provinces de l’empire qui se trouvaient momentanément dépourvues de troupes.