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gardiens de « porcs à la dent éclatante » qui figurent dans les sereines peintures de l’Odyssée. La besogne des kanász semble développer en eux des instincts inférieurs à ceux des autres pasteurs du pays. Si l’homme, qui, selon Aristote, ne diffère des autres animaux que parce qu’il est imitateur à un plus haut degré, agit sur l’animal domestique, celui-ci n’est pas sans action sur son maître. On se ferait une fausse idée des porcs à demi sauvages de ce pays en les croyant semblables à l’animal assez inoffensif des fermes occidentales. Dans plusieurs endroits, on les considère comme redoutables, parce que leur gardien, pour les habituer à se défendre contre les loups, leur jette de temps en temps quelque chien étranger à déchirer. Aussi le loup ose-t-il rarement s’exposer à leur impétuosité farouche. En automne, le kanász lui-même doit se défier de leur humeur irritable et de leur esprit de solidarité, car, si un porc se met à pousser des cris, les autres accourent en renversant ce qu’ils rencontrent sur leur passage. L’homme qui est chargé de les garder est une sorte de nomade aussi rude que son troupeau, qu’il est obligé de suivre en hiver dans la montagne, en automne dans les contrées basses couvertes de marécages. Séparé de la société des hommes, les porchers sont en général d’un caractère plus sauvage que les autres pasteurs. — « Très facilement on reconnaît, dit un chant, le kanász à l’allure. » Le poète ajoute que « long et gros est son bâton, » qu’il joue avec ce bâton d’une façon évidemment peu rassurante, et qu’il sait en frapper le « sanglier qu’il a pris pour point de mire. » Cette adresse et ce caractère peuvent devenir aisément dangereux chez des gens qui manient la hachette avec une rare dextérité. Ils s’exercent à lancer comme un javelot cette petite hache, et ils le font avec tant d’habileté qu’ils atteignent un but à cinquante ou à soixante pas. Ils peuvent tuer d’un seul coup de leur hache, tranchante et brillante, en le frappant derrière l’oreille, un porc désigné par leur maître, dextérité d’autant plus utile que ces dangereux animaux ne laisseraient pas enlever aisément un des leurs du farouche troupeau. Comme leur active imagination, est sans cesse occupée des exploits de quelque szegény légény (pauvre garçon), ils ont un penchant si décidé pour la vie klephtique que dans quelques forêts, par exemple dans la forêt de Bakony, longtemps théâtre de leurs exploits, ils ont trop souvent montré avec quelle facilité un kanász peut se transformer en bandit.

Martin Zöld ou Martin le Vert (peut-être portait-il l’habit vert des haïdouks serbes) était sorti de la classe des porchers, et a conquis sa renommée dans cette forêt de Bondy des Magyars. Cette renommée ne semble pas l’avoir empêché d’être tendrement aimé, car deux chants peignent avec uns vive allure les sentimens de celle qu’il laisse dans l’anxiété lorsqu’il part pour ses périlleuses