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la poésie populaire, sous le plus humble toit de la puszta que dans les palais des magnats. «… Souviens-toi — des aïeux conquérans du monde ! — Mille ans nous contemplent, nous jugent, — d’Etele jusqu’à Rákóczy[1]. »

L’instinct de sociabilité, qui ne s’éteint pas, même chez les hommes qui ont contracté l’habitude d’une existence ordinairement solitaire, se satisfait à la métairie des steppes (csárda), qui joue un si grand rôle dans la poésie magyare. Un chant décrit fort exactement l’attrait qu’elle exerce sur tant d’hommes longtemps condamnés à l’isolement par la vie pastorale, Il Quand je vois la csárda Becsali, — ce n’est pas ma faute, — je dois entrer ; — parce que des traits volent — tout droit dans mon cœur. » Le poète, avant d’exprimer si franchement son enthousiasme, en fait comprendre les raisons. Là vont les belles filles, là on danse joyeusement aux sons d’une musique charmante ; là on trouve le bon vin hongrois, et de jolies servantes pour l’offrir aux buveurs. Le vin qu’elles offrent est vanté avec un lyrisme évidemment sincère, surtout quand on le compare à la bière des Allemands. « Meilleure que l’eau est la bière, — mais le vin est meilleur que la bière. — La bière est uniquement pour le Teuton, — et le vin pour le Magyar. » Dédaigner l’eau, n’est-ce pas la preuve de la supériorité de notre espèce ? L’Éternel, en faisant de l’homme un être à part dans la création, lui a préparé une boisson en rapport avec sa haute situation dans le monde. « Dès le commencement, le seigneur Dieu a créé le vin, — il l’a donné au genre humain pour un besoin de la vie, — afin qu’il y prît plaisir, qu’il eût avec lui de la ressemblance, — et vécût autrement que les animaux. » Il faut convenir que l’eau de la puszta, qui contient du salpêtre et de la soude, est fort loin d’être saine.

La danse est une des occupations favorites de la nation, et, depuis les opulens magnats que j’ai vus figurer triomphalement à la Burg de Vienne jusqu’aux plus humbles pasteurs, tous les Magyars se vantent, — et ce n’est pas sans motif, — d’exceller dans cet exercice. Le peuple le considère comme un remède égal au vin contre la mélancolie. « Et quand le violon se fait entendre, — le chagrin même ne sera pas pénible. » Les artistes sont des czigány (bohémiens) qu’on juge supérieurs à tous les musiciens du monde. « Là on danse jusque dans la nuit bien avancée. — Combien de fois j’ai crié : Czigány[2], joue un air ! » Le vieil historien magyar Pray, au lieu d’avoir recours aux vaines hypothèses prodiguées par les modernes sur l’origine de ces czigány, a raison de dire qu’ils sont venus de l’Asie à l’époque où Timour-lenk (Tamerlan) bouleversa ce vaste

  1. Petófi.
  2. Dans le texte, il y a un nom propre.