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mais il déclare nettement qu’il ne veut ni l’aimer, ni errer dans ses vallons. « La terre arrondie en montagnes est un gros livre aux feuillets trop nombreux. » La « mer des plaines infinies » est au contraire son véritable pays, son univers. Dès qu’il aperçoit un horizon sans bornes, son « cœur d’aigle » s’échappe joyeux de sa « prison, » la steppe étant pour lui la liberté même, « le seul dieu de son âme. » Le mot prison appliqué à tout ce qui n’est pas la solitude ne semblera peut-être pas trop exagéré au voyageur du monde romano-germanique qui, après avoir joui de la liberté qu’on ne trouve plus que dans les solitudes parcourues par les pasteurs, ne subit pas sans quelque peine les mille entraves qui pèsent sur la vie civilisée. Lorsque l’intrépide voyageuse viennoise Ida Pfeiffer, qui avait vécu parmi les Mongols de l’Asie, parvint à la frontière russe, et qu’elle entendit parler de nouveau de police, de passeports, que le poète magyar Petofi nommait « papier d’esclave[1], » elle sentit se réveiller en elle la répugnance que les lois compliquées des césars inspiraient aux vieux Germains, pourtant bien moins hostiles que les nomades aux habitudes qui dominent en Europe.

On comprend sans peine l’enthousiasme que la « grandiose puszta » inspire aux écrivains magyars. Poètes, historiens et romanciers, Petofi, Boldényi, Nicolas Jósika, Louis Kuthy, etc., en parlent avec la même admiration que les chanteurs, qui ne sont que l’écho des instincts plus ou moins confus de la multitude. Est-il étonnant que, dans un pays qui ressemble tant aux solitudes orientales, les instincts soient profondément orientaux ? On peut dire que l’Orient, dont on cherche si souvent la limite, commence avec la steppe, comme l’Afrique commence au-delà des Pyrénées dans les mornes plaines parcourues par les bergers du grand plateau de la Vieille-Castille et du royaume de Léon. Aussi, sur le sol de l’Asie, le Magyar, comme le courageux pèlerin qui a visité l’Asie centrale[2], semble-t-il se trouver chez lui, tandis que les fils de l’Occident qui, depuis le moine flamand Rubruk jusqu’à M. et Mme de Bourboulon (un Français et une Écossaise), pénètrent dans le monde des pasteurs semblent à la lettre changer de planète. C’est que l’Occidental est pareil à l’homme dont parle la Bible : son œil n’est jamais lassé de voir, ni son oreille ennuyée d’entendre. Très peu méditatif de sa nature, il lui faut vivre dans ces ruches agitées où fermente bruyamment la civilisation moderne. Le Magyar n’a point de tels besoins ; son esprit calme et assez rêveur trouve dans la steppe une variété de spectacles qui échappe aisément aux

  1. Les Magyars sont une des premières nations qui aient suivi l’exemple des Anglais en n’attachant aucune espèce d’importance à cet usage.
  2. M. Arminius Vambéry, maintenant professeur de langues orientales à l’université de Pesth.