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véritablement scientifique, en permettant à l’observation de ramener à des lois fixes et précises les séries de mouvemens dont l’harmonie la constitue. Un mécanisme inflexible et uniforme sous les apparences les plus diverses est au fond des choses, et la science véritable consiste à y ramener ces apparences. Là est le secret de toute spéculation philosophique digne de ce nom. Et, comme la pensée y est infailliblement conduite par la méthode expérimentale, on ne voit pas ce qui pourrait faire obstacle au triomphe définitif d’une doctrine qui a pour base les données de la science la plus positive.

Une chose nous étonne pourtant dans ce livre, c’est la confiance imperturbable de l’auteur dans sa doctrine. Qu’une école de médecins, de naturalistes, de physiciens ; ne soupçonne aucune difficulté dans une pareille philosophie de l’homme et de la nature, nous le comprenons d’autant mieux que les philosophes de cette école sont pour la plupart étrangers à la culture des sciences morales ; mais pour que M. Taine, si instruit de toutes choses, en soit venu à ne pas même songer aux objections de toute sorte que soulève son explication des phénomènes de la vie psychique et même de la vie organique, il faut que l’instinct de sa pensée soit bien fort. Sous l’irrésistible impulsion de cet instinct, l’esprit de M. Taine court à la démonstration de son idée fixe sans souci des graves conséquences qu’elle entraîne, sans considération aucune des doctrines qui expliquent le problème autrement, sans le moindre égard pour les révélations du sens intime. Aussi, en laissant de côté les philosophes comme Platon et Malebranche, dont les chimères idéalistes ne sont du goût d’aucune école de notre temps, il semble que M. Taine ait trop négligé la pensée d’un Aristote ou d’un Leibniz sur les principes des choses. S’il eût été moins préoccupé de sa propre pensée, il eût certainement vu matière à réflexion dans les profondes formules de ces grands métaphysiciens, si bien interprétées par M. Ravaisson.

Quant à lui parler du sens commun, dont le langage est la fidèle expression, à lui faire observer qu’il y a dans toutes les langues anciennes et modernes de ces mots qui expriment avec plus ou moins de force et de précision la croyance à l’individualité, à l’identité, à l’activité spontanée, à la volonté libre de l’être humain, à l’existence de facultés distinctes, bien qu’inséparables de leurs actes, M. Taine ne s’émeut pas de ces objections. Tant pis pour le sens commun s’il contredit l’analyse. La science n’a-t-elle pas toujours été en opposition avec les préjugés vulgaires ? Si la langue populaire tient à garder, ses mots, la langue scientifique changera son vocabulaire, et tout sera dit. — Insiste-t-on sur ce point, et fait-en remarquer que tous ces mots expriment les révélations du sens