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fond que les mouvemens ordinaires dont traitent toutes les sciences de la nature. « Les élémens d’une série abstraite, étant ainsi amenés au maximum de simplicité possible, peuvent être considérés comme des sensations élémentaires, auquel cas le mouvement le plus simple, tel que nous l’attribuons à un point mobile, serait précisément la série la plus simple de ces événemens moraux élémentaires dont nous avons vu les formes dégradées se prolonger, en se dégradant davantage encore, sous les événemens moraux composés, sensations et images, dont nous avons conscience. Les sensations et les images ne seraient alors que des cas plus compliqués du mouvement » Et l’auteur termine son explication par ces remarquables paroles : « Par cette réduction, les deux idiomes, celui de la conscience et celui des sens, dans lesquels nous lisons le grand livre de la nature, se réduiraient à un seul ; le texte mutilé et la traduction interlinéaire mutilée, qui se suppléent mutuellement, seraient une seule et même langue écrite avec des caractères différens, dans le prétendu texte avec des caractères plus compliqués, dans la prétendue traduction avec des caractères plus simples, et le lien qui réunit la traduction et le texte serait fourni par le rapport découvert entre notre idée du mouvement et la sensation musculaire de locomotion qui fournit à cette idée ses élémens[1] ! » Si Maine de Biran, tant maltraité par M. Taine dans les Philosophes français, pouvait-lire cette page, avec quelle force il s’écrierait de nouveau : O psychologie, garde-toi de la physique !

Quoi qu’il en soit de cette explication, que l’auteur ne donne que comme une hypothèse, tant qu’elle n’aura pas été confirmée par l’expérience, on ne peut suivre sans une vive satisfaction d’esprit, mélangée, il est vrai, d’une certaine inquiétude, le développement d’une forte et opiniâtre pensée à travers cette espèce de dédale d’observations, d’expériences et d’analyses dont abonde le livre. On voit s’engendrer successivement les images des sensations, les idées des images, les jugemens des idées, les raisonnemens des jugemens, les plus bautes et les plus abstraites spéculations des données expérimentales les plus positives. Et, dans cette génération progressive, M. Taine ne dénature point les actes de l’esprit pour les ramener à telle ou telle origine, comme l’avaient fait Hobbes, Condillac et Hume ; il accepte les axiomes, les principes de la raison, tout l’ordre des vérités nécessaires et universelles, sans avoir besoin de supposer aucun a priori pour l’explication de toutes ces vérités. Avec l’expérience et l’analyse, il suffit à tout ; avec l’induction et l’abstraction, l’addition et la soustraction, pour

  1. T. Ier, p. 64-65.