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ensuite la synthèse recomposant cette même réalité avec les élémens donnés par l’analyse, sans en oublier les parties les plus hautes et les plus rebelles en apparence à toute origine expérimentale. Partant de la réalité intellectuelle la plus concrète, le mot, l’auteur va à l’idée, de l’idée à l’image, de l’image à la sensation, dernier élément, vrai corps simple du monde de la conscience, d’où nous verrons sortir par une série de transformations et de combinaisons tous les phénomènes de la vie morale. Ce n’est pas précisément cette thèse qui fait l’originalité de l’œuvre de M. Taine. Hobbes, Locke, Condillac, Hume, Bonnet, Buffon, Cabanis, l’avaient déjà développée ; mais leurs analyses sont loin d’avoir la précision, la profondeur, la richesse d’observation, la rigueur de déduction, qui frappent le lecteur dans les fortes études de M. Taine.

Par exemple, on s’était arrêté avant lui au phénomène de la sensation comme à une chose d’une simplicité élémentaire. M. Taine montre que nos sensations, telles que nous les donne la conscience, c’est-à-dire à l’état brut, ne sont que des composés de sensations relativement simples, mais encore peut-être indéfiniment décomposables. De même que le chimiste prouve qu’en combinant certaines molécules de nature hétérogène, on construit quantité de substances qui, pour l’observation brute, n’ont rien de commun, de même « le psychologue doit chercher si, en joignant telle sensation élémentaire avec une, deux, trois autres sensations élémentaires, en les rapprochant dans le temps, en leur donnant une durée plus longue ou plus courte, en leur communiquant une intensité moindre ou plus grande, il ne parvient pas à construire ces blocs de sensations que saisit la conscience brute, et qui, pour elle irréductibles, ne diffèrent cependant que par la durée, la proximité, la grandeur et le nombre de leurs élémens[1]. » Sans essayer l’impossible, c’est-à-dire l’absolue réduction des sensations complexes à leurs élémens indivisibles, à leurs véritables atomes, M. Taine, en s’aidant des données de l’expérience physique, s’engage dans un ordre de recherches aussi intéressantes qu’ingénieuses auxquelles nous ne pouvons que renvoyer le lecteur. Il y verra jusqu’à quel point cet esprit curieux entre dans le détail des choses et dans le fond des questions. Ce qui nous a surtout frappé dans cette longue et laborieuse analyse, c’est l’hypothèse qui en est comme la conclusion : véritable trait de lumière pour l’intelligence de la pensée intime de ce livre. Arrivé jusqu’à ces sensations élémentaires dont l’analyse lui a livré le secret, M. Taine se demande ce qu’elles pourraient bien être, sinon des mouvemens de même espèce au

  1. T. Ier, p. 203.