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conjectural ultérieur. Cela posé, l’objet immédiat de la perception est non pas la réalité elle-même, ainsi qu’on le croit communément, mais un fantôme. Qu’est-ce que ce fantôme, et où existe-t-il ? M. Taine a-t-il eu la pensée de ressusciter la fameuse théorie des idées-images, véritable intermédiaire corporel dont on faisait la copie d’un original se dérobant à une intuition immédiate ? Il n’y a pas songé un instant, puisqu’il place ce simulacre de la réalité dans l’esprit ou plutôt dans l’organe cérébral, le mot esprit n’exprimant pas pour lui quelque chose de distinct de l’ensemble des actions ou réactions cérébrales. Et par parenthèse, bien que M. Taine ne s’explique pas trop sur la nature de ce fantôme, on est fondé à croire qu’il en fait un acte de même espèce que les mouvemens cérébraux, puisqu’il ne trouve pas d’autre siège à lui assigner.

Jusqu’ici, rien à reprendre dans l’observation ni dans l’analyse de M. Taine ; mais de là à conclure que toute perception est essentiellement hallucinatoire, il y a toute la distance d’une vérité de fait à un paradoxe. À moins de retomber dans la vieille hypothèse de l’idée-image, comment l’auteur peut-il dire que l’esprit ne perçoit réellement que le fantôme de la réalité. Les partisans de l’hypothèse en question devaient le dire, puisqu’ils interposaient quelque chose d’extérieur entre l’esprit et le corps. Mais ce fantôme de M. Taine et des physiologistes, dont nous reconnaissons d’ailleurs la réalité à titre de fait organique, n’est pas un intermédiaire placé entre les choses et l’esprit ; c’est l’acte même de la sensation provoqué par une impression suivie d’une série d’actions organiques. L’état normal, c’est que cet acte ait pour cause l’impression organique, et par suite la présence de l’objet. Quand cette condition existe, il y a perception ; quand elle fait défaut, et que pourtant la sensation se produit, il y a hallucination. Cependant il est un fait que M. Taine n’a point relevé, et qui nous semble infirmer sa thèse, c’est que toute hallucination se rattache de près ou de loin à une perception vraie, et que le fantôme, qui est, selon lui, le véritable objet de la perception, a lui-même pour condition première une impression organique. L’halluciné qui voit une tête de mort là où il n’y a qu’un meuble quelconque pour objectif de son regard a en déjà une perception véritable de l’objet fantastique, et en a conservé l’image dans sa mémoire. C’est donc au fond l’impression sensible qui est la cause de la perception, et en fait la valeur objective.

On voit du reste comment M. Taine a été conduit à cette théorie de l’hallucination étendue à toutes nos perceptions. Puisque l’esprit peut avoir ainsi des représentations sans objet, c’est donc qu’il ne perçoit pas les choses directement, mais seulement leurs simulacres. Or le phénomène n’est ni aussi nouveau ni aussi extraordinaire