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facultés avant de parler des signes. L’auteur procédé par l’analyse tout d’abord, en allant eu composé au simple, et il opère ainsi avec grande raison selon nous, puisque le composé c’est la réalité, tandis que le simple, c’est l’abstraction. D’ailleurs il ne pouvait, comme l’ont fait Aristote, Locke, Reid, Condillac, prendre pour objet direct de ses observations les facultés elles-mêmes, dont il déclare l’existence plus que contestable. Quant aux idées, dont il fera plus tard l’objet propre de son étude, il croirait débuter par des abstractions, s’il les dépouillait de leur enveloppe sensible. M. Taine entend prendre la réalité pour point de départ de ses recherches. Or la réalité, c’est le concret, c’est le mot lui-même, forme extérieure de l’idée, qui n’a son complément, par suite toute sa réalité, qu’autant qu’elle est arrivée à l’expression. On a tant parlé du langage, de ses diverses formes, de son influence sur le développement de la pensée, qu’il ne semble plus rien rester à dire sur un tel sujet. Et pourtant le chapitre que lui a consacré M. Taine est un des plus intéressans et des plus originaux du livre par la nouveauté des aperçus, la profondeur des analyses, et disons-le aussi par la forme paradoxale des conclusions. M. Taine n’est pas de ces esprits qui excellent à embrasser toutes les parties d’un sujet, à résumer toutes les idées saines et justes qui ont été émises. Esprit plus pénétrant qu’étendu, il choisit sur chaque question un point essentiel, et y porte tout l’effort de sa pensée. Dans la thèse si complexe et si rebattue des signes, il s’applique particulièrement à définir la fonction du mot. Pour lui, il ne suffit pas de dire que le mot est un signe. Ce qui en fait le rôle capital et un si puissant principe de développement pour l’intelligence, c’est qu’il sert dans toutes les opérations un peu complexes de l’esprit à remplacer par la plus heureuse abréviation tout un ensemble de sensations, tout un cortège d’images, dont il est l’expression résumée. M. Taine a parfaitement compris et fait ressortir la distinction entre la signification virtuelle et possible et la signification actuelle et réelle du mot. Si l’esprit restait toujours en présence des choses elles-mêmes, occupé et comme obsédé par les mille propriétés de la réalité offerte à son imagination, il ne pourrait ni juger, ni raisonner, ni combiner, ni créer, ni faire aucune de ces opérations pour lesquelles il a besoin d’élémens simples. Il en serait réduit, à peu près comme les animaux, à sentir, à percevoir, à imaginer, à associer ses impressions et ses souvenirs par l’unique loi de contiguïté dans le temps et dans l’espace. En lui permettant d’opérer sur ces espèces d’équivalens simples qu’on appelle les signes, le langage rend possibles ses déductions, ses analyses, ses généralisations et ses classifications, toutes les œuvres en un mot de science et de spéculation qui sont le privilège de la