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pour la pensée ; au lieu de craindre les empiétemens réciproques des deux puissances, comme l’avait fait l’école de Victor Cousin, on aime à voir les savans s’essayer dans des considérations philosophiques, et les philosophes appuyer leurs théories ou leurs hypothèses sur des expériences ou des analyses scientifiques. Le moment où a fleuri l’éclectisme n’était pas encourageant pour les tentatives de ce genre. Un savant de premier ordre, M. Cournot, a repris dans deux ouvrages considérables l’examen de toutes les grandes questions de logique qui avaient été traitées avec plus ou moins de succès par de purs philosophes, en les éclairant des plus sûres et des plus précieuses lumières de la science. Il a fait cette œuvre originale et difficile avec un sens critique, un talent d’analyse vraiment remarquable, et dans un langage excellent. Combien a-t-il eu de lecteurs dans le monde de la philosophie contemporaine ? Nous en connaissons quelques-uns parmi les meilleurs esprits ; mais ce qui est certain, c’est que, lorsque ce nom fut mis en avant, il y a une dizaine d’années, pour une candidature académique, on semblait généralement ignorer l’existence philosophique de ce modeste et judicieux esprit. Il avait pourtant fait la lumière, sans aucun bruit, sur une foule de problèmes intéressans, à peu près comme Maine de Biran, dont l’obscurité n’a cesse que le jour où Victor Cousin l’a révélé au monde savant. Une pareille indifférence serait maintenant impossible. Les livres de M. Cournot sont entre les mains de tous les jeunes professeurs de l’Université, qui enrichissent de ses observations et de ses analyses leur cours de logique. D’autre part, il n’est pas un psychologue de notre temps qui croie pouvoir résoudre un important problème de sa science sans le secours de la physiologie et de l’histoire naturelle. Cette préoccupation est devenue si générale qu’on la retrouve chez les philosophes de toutes les écoles. Les spiritualistes les plus décidés n’y échappent pas plus que les matérialistes et les positivistes. M. Ravaisson, M. Janet, M. Lévêque, semblent en ce moment obéir à une idée fixe, celle de chercher dans les théories scientifiques des argumens et chez les savans des auxiliaires pour un spiritualisme qui puisse se concilier avec les progrès des sciences positives.

On peut noter enfin un dernier caractère de la nouvelle philosophie non moins sensible que les autres : c’est le changement de langage. Victor cousin serait tout étonné et médiocrement satisfait de ne plus retrouver que chez quelques disciples attardés cette riche et belle langue qu’il savait si bien parler et si bien écrire, langue pleine de mouvemens oratoires et d’images poétiques en même temps que de formules empruntées à toutes les écoles, où l’art du grand écrivain avait su fondre dans une harmonieuse unité toutes les