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ce genre, c’est l’introduction des méthodes et des théories scientifiques dans toutes les parties de la spéculation philosophique, dans la métaphysique, dans la logique, dans la psychologie, dans la morale elle-même. La philosophie qui a précédé avait eu pour berceau la littérature, la morale et la politique. C’est à tort qu’après coup on a voulu la faire remonter à Maine de Biran. Elle est née, non pas des méditations de ce psychologue solitaire, mais des brillantes leçons de la Sorbonne et des ardentes conférences de l’École normale. Royer-Collard était un docteur et un orateur politique d’une incomparable autorité. Victor Cousin était un lettré dans le meilleur sens du mot, mettant sa grande et belle littérature au service de traditions philosophiques auxquelles nul ne savait comme lui rendre la jeunesse et la popularité. C’était un esprit trop supérieur pour refuser aux sciences leur place légitime ; mais il les admirait et les voulait chez elles. Telle était sa répulsion instinctive pour leur intrusion dans le domaine de la philosophie, qu’il allait jusqu’à la regarder comme une véritable invasion de la barbarie dans l’empire des hautes idées. Ne comprenant pas d’ailleurs, surtout dans les derniers temps de sa carrière, la philosophie comme une spéculation essentiellement générale et encyclopédique, et la ramenant de plus en plus à un petit nombre de problèmes moraux et théologiques, il ne sentait ni l’à-propos ni l’utilité d’une alliance avec les sciences positives. C’était du côté de la religion, de la littérature, de l’histoire, qu’il tournait les regards pour trouver des alliés et des auxiliaires à la philosophie. Sortie presque tout entière du même berceau, nourrie du même lait, son école a généralement partagé ses goûts. Qu’avait-elle besoin des sciences positives, ne croyant guère avoir autre chose à faire qu’à résoudre des problèmes historiques, ou à défendre des thèses spiritualistes avec des argumens qui n’avaient de nouveau que le langage ?

Aujourd’hui on sent que l’avenir de la philosophie n’est plus dans la littérature. On le sent parce qu’on revient à une plus juste et plus large idée de la philosophie, c’est-à-dire d’une spéculation trop haute, trop libre, pour être mise au service des intérêts même de l’ordre le plus élevé. N’est-ce pas Aristote qui a dit : « Il est évident que nous n’étudions la philosophie pour aucun autre intérêt étranger ? De même que nous appelons homme libre celui qui s’appartient et qui n’a pas de maître, de même aussi cette science, seule entre toutes les sciences, peut porter le nom de libre[1]

» On commence à trouver que l’indifférence des savans pour la philosophie et des philosophes pour la science n’est pas un état normal

  1. Métaph., l. Ier, ch. 2.