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Matthieu de Montmorency, avec le duc de Rohan, qui est mort depuis cardinal, et qui était à cette époque un des plus brillans officiers des mousquetaires rouges. En autre de ses compagnons de jeunesse, avec qui il vivait en commun dans un petit appartement de l’hôtel du maréchal de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin, Aymon de Virieu, lui ouvrait la porte des salons en renom ; il le conduisait chez la fille de Mme de Staël, la duchesse de Broglie, alors dans l’éclat de la jeunesse et de la grâce, chez Mme de Raigecourt, l’amie de la sœur de Louis XVI, de la touchante princesse Elisabeth, chez Mme de Sainte-Aulaire, chez Mme de La Trémouille, dans tous ces foyers du monde élégant, littéraire et politique, où le poète encore inconnu se rencontrait avec des hommes dont il devait être un jour l’émule ou le rival dans les assemblées. « Je regardais, a-t-il dit, j’étais quelquefois regardé, je parlais peu, je ne me liais pas. » C’est alors, c’est au courant de cette vie partagée entre les rêves d’imagination et le monde qu’éclatait pour Lamartine une de ces révolutions qui concentrent un instant toute une existence dans un sentiment unique, cette passion de cœur qu’il a immortalisée sous le nom d’Elvire dans ses vers, plus tard sous le nom de Julie dans Raphaël, et dont il n’a jamais dit entièrement le secret.

Elvire n’est qu’un nom, Raphaël n’est qu’un roman, plus idéal encore que Graziella, où la réalité disparaît sous la fiction, où le sentiment se noie dans la profusion des couleurs, et Lamartine lui-même d’ailleurs en est convenu ; il s’est accusé de n’avoir pas été sincère, d’avoir fait un livre qui ne disait que la moitié de la vérité, d’avoir prétendu allier l’ivresse du cœur et je ne sais quelle métaphysique romanesque qui glace l’émotion. Effacez toutes ces combinaisons où la médecine apparaît comme une providence, ces contradictions d’une femme qui aurait été à la fois matérialiste et religieuse, athée et chrétienne jusqu’au mysticisme, ces tentatives de suicide, ces promenades délirantes et extatiques sous l’arbre de l’adoration dans les bois de Saint-Cloud, une seule chose reste vraie : c’est que pendant treize mois, de 1817 à 1818, tantôt en Savoie aux bords du lac du Bourget, tantôt à Paris, Lamartine fut tout entier à une de ces passions que les absences et les obstacles enflamment au lieu de l’attiédir, qui font éprouver à une âme humaine toutes les poignantes voluptés de la vie. La corailleuse de Naples, Graziella, n’est guère qu’un éblouissement d’adolescence sous un ciel plein de fascinations ; Elvire ou Julie, c’est l’astre brûlant et mystérieux se levant sur le cœur d’un jeune homme de vingt-six ans et réveillant en lui toutes les puissances intérieures. Celle qui est restée toujours voilée sous le nom de Julie ou d’Elvire n’était point ce qu’on dit ; c’était certainement une femme ayant sa place dans le monde, puisqu’elle avait un salon où se réunissaient des savans, des