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encore en se rappelant ce contraste entre ce que la nature a de plus frais et de plus tendre et ce que la douleur a de plus brûlant et de plus noir ? La contemplation du portrait de Béatrice Cenci est pénible jusqu’à la souffrance. La voilà devant nous cette mignonne figure d’enfant à peine nubile parée pour la mort avec une coquetterie sinistre du blanc vêtement qu’elle prépara de ses mains, du châle blanc qu’elle enroula en turban autour de sa tête. La nuance blanc-grisâtre, presque plombée, de cette toilette de mort s’harmonise admirablement avec la douleur de cette âme enveloppée dans le plus épais des nuages, et rend plus saisissant encore l’effet général du portrait. La bouche voudrait s’ouvrir pour parler, elle n’ose ; mais point n’est besoin de ses révélations, car tous les traits du visage s’expriment avec une éloquence navrante, et les yeux, rougis des larmes corrosives dont ils sont brûlés, disent qu’au-dedans de cette chair qui va si tôt être fauchée est une âme qui succombe sous le poids d’un secret qui lasserait les forces d’Hercule. Ce n’est pas la mort qui lui arrache ces larmes, elle l’embrasse bien volontiers, et l’embrasserait plus joyeusement encore, si elle devait être délivrée de ce poids intérieur ; mais, hélas ! ce fatal secret la suivra pendant toute l’éternité. Si la douleur de Béatrice était, comme la plupart des douleurs humaines, en harmonie avec les forces de l’âge et l’expérience du cœur, elle nous toucherait encore sans doute, mais d’une compassion moins aiguë ; ce qui nous émeut si exceptionnellement devant son portrait, ce qui nous émeut jusqu’à la souffrance, c’est que la portée de sa douleur dépassa jusqu’à l’infini tout ce que la nature a donné de ressources et de forces à cet âge où elle n’a rien prévu et préparé que pour l’enjouement, le développement heureux de l’être et la riante espérance. Voilà l’antithèse profonde, pathétique, qui fera toujours tressaillir le cœur toutes les fois que les yeux s’arrêteront sur le portrait de Béatrice.

Ce contraste entre la douleur et l’âge de l’enfant, la nature de cette douleur, font du portrait de Béatrice Cenci une œuvre d’une réelle importance psychologique. Pendant que je le regardais, je ne pus m’empêcher de penser que cette loi des compensations, par laquelle se balancent dans notre monde la destruction et la vie, est encore plus amère qu’inexorable, et que la destinée semble aimer à nous l’appliquer encore plus avec ironie qu’avec cruauté. Mors je me rappelai le fameux passage de Juvénal sur le capitaine carthaginois : « dissous les Alpes avec du vinaigre, et cela pour plaire aux enfans et devenir un beau thème de déclamation, » et je le modifiai plus mélancoliquement encore en l’appliquant au sort de Béatrice Cenci. « Souffre et meurs, pauvre Béatrice ; meurs deux fois, et dans ton corps et dans ton âme ; emporte dans l’éternité