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et la morale avec elles pénétreront dans les diverses classes de la société, les âmes faibles auront du courage par prudence, les ambitieux des mœurs par intérêt, les puissans de la modération par prévoyance, les riches de la bienfaisance par calcul, et qu’ainsi l’instruction diminuera tôt ou tard, mais infailliblement, les maux de l’espèce humaine, jusqu’à rendre sa condition la plus douce dont soient susceptibles des êtres périssables ! » Dans ce passage éloquent et qui développe une idée vraie, l’on doit saisir une part notable de ce que les anciens appelaient l’exagération oratoire ; mais combien n’a-t-on pas renchéri sur cet éloge, et à quelles extrémités ne l’a-t-on pas porté ! Un écrivain socialiste disait récemment « que l’universalisation de la science ne tarderait pas à équilibrer promptement toutes les conditions sociales. » — « Elle peut combler, ajoutait-on la distance qui sépare le pauvre du riche et transformer toutes les relations de la société. » Emettre de pareilles idées, c’est encourager de folles espérances et se préparer bien des déceptions. L’enseignement scolaire fortifie ou aiguise plusieurs des plus importantes facultés humaines ; mais il ne lui est pas donné, à lui tout seul, de transformer radicalement l’état de choses existant. Lire, compter, calculer, ce sont des connaissances précieuses, utiles à ceux qui les possèdent et à la société en général. Elles ne sauraient suffire ; pût-on même réaliser et mettre à la portée de tous « l’instruction intégrale, embrassant l’ensemble des connaissances humaines, » il y aurait encore bien des lacunes à remplir dans le caractère et l’intelligence des populations ouvrières. A côté de l’enseignement du livre, il y a en effet un enseignement plus pénétrant et plus efficace, c’est l’enseignement de la famille et celui de l’expérience. Nos voisins d’outre-Manche, qui sont des hommes judicieux, mettent partout le mot d’éducation où nous plaçons celui d’instruction. Le développement théorique des facultés humaines est une belle chose ; mais il y a des qualités qui ne s’acquièrent pas à l’école, qui ne se puisent pas dans la lecture des plus parfaits livres de morale. Jetons les yeux autour de nous ; il ne nous sera pas difficile de nous convaincre que les hommes réussissent dans la vie beaucoup moins par les qualités de leur intelligence que par les qualités de leur caractère. Or c’est le mérite principal de la bourgeoisie de posséder comme un patrimoine qui lui est propre ces facultés obscures qui sont des leviers irrésistibles. Avec une loi sur l’instruction obligatoire, on pourra peut-être arriver en vingt ans à donner aux neuf dixièmes des Français les connaissances alphabétaires ; mais il n’est pas de loi qui puisse communiquer dans le même espace de temps aux populations ouvrières ces forces morales, résultat d’une longue suite d’efforts, tradition d’une série de générations méritantes.