Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/467

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

usines des magasins de denrées alimentaires et à rançonner les ouvriers, qu’ils forçaient à s’y approvisionner. La conséquence de cet état de choses avait été d’empêcher l’établissement du commerce de détail dans les villes manufacturières d’Angleterre. La concurrence n’y existait pas ; les patrons y avaient en fait le monopole de cet important trafic. Ainsi les sociétés alimentaires des ouvriers anglais ne venaient pas lutter contre le petit marchand ; elles le remplaçaient. C’était une première cause de succès pour celles qui furent conduites avec tact et intelligence. Une autre circonstance vint encore les favoriser. Au moment où elles commencèrent à naître, c’est-à-dire après 1844, les doctrines économiques du libre échange et de l’abaissement des droits sur la consommation remportaient un complet triomphe dans la Grande-Bretagne. L’on supprimait le droit sur les grains, l’on réduisait à un taux infinitésimal la taxe sur les viandes ; l’on abaissait tour à tour et dans des proportions considérables l’impôt sur le sucre, sur le café, sur le thé. Ainsi toutes les denrées alimentaires se trouvaient dégrevées dans une série de dix années qui correspondait précisément à la création des sociétés ouvrières. Quel avantage ce fut pour ces dernières, il est à peine besoin de le dire. Quand on dégrève un impôt de consommation, il n’arrive jamais que les produits baissent immédiatement de prix dans la même proportion : les intermédiaires commencent toujours par retenir à leur profit une part de la taxe diminuée ; ce n’est qu’à la longue et par l’effet d’une concurrence plus active que l’acheteur retire le plein bénéfice de la réduction de l’impôt. Telles sont les conditions exceptionnellement propices au milieu desquelles naquirent les sociétés ouvrières d’alimentation en Angleterre : il ne faut donc pas s’étonner si quelques-unes, en très petit nombre, réussirent. Les circonstances d’ailleurs sont devenues pour elles plus difficiles, le commerce de détail, qui n’existait pas dans les cités manufacturières, a fini par s’y constituer à la suite des lois sur le truck system, l’effet des dégrèvemens sur les denrées s’est fait sentir, la concurrence s’est établie et a diminué les prix de vente. Toutes les informations récentes les plus exactes nous apprennent que le mouvement est arrêté, et que les associations commerciales ouvrières sont bien loin de croître en nombre ou en prospérité ; mais le public français s’est empressé d’accueillir avec son habituelle légèreté les récits des succès obtenus de l’autre côté de la Manche par les sociétés de travailleurs. Dans ce fait anormal et transitoire, l’on a voulu découvrir un principe universellement vivifiant et partout applicable : il s’est fait comme une légende autour des équitables pionniers de Rochdale. On s’est imaginé avec une merveilleuse crédulité que le commerce de détail avait fait son