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de notre part. Il n’y a pas d’influence postérieure et d’enseignement scolaire qui puissent équivaloir à ces impressions originelles.

Un examen un peu attentif des faits économiques démontre l’exactitude de ces observations. Quoi de plus simple en apparence que la mission du commerce de détail ? Tout le monde peut se croire la capacité nécessaire pour être boucher, boulanger, épicier. Acheter en gros et à crédit, revendre en détail et au comptant, percevoir une commission considérable par suite de la différence entre les prix d’achat et les prix de vente, il n’est si petit esprit qui ne se suppose en état de rendre ce service et de profiter de ce bénéfice ; mais l’expérience rectifie ces erreurs et venge les modestes et honnêtes négocians de la présomption des ignorans. Tous ceux qui, sans une longue préparation, ont essayé de remplir ces obscures positions mercantiles ont été bientôt victimes de leur imprudence. Quelle variété de qualités, — tact, coup d’œil, économie, — est nécessaire pour réussir dans ces prétendus métiers de parasite, rien ne le prouve mieux que la longue liste de ceux qui y échouent, et dont les déclarations de faillite encombrent chaque semaine les colonnes des journaux. Un promoteur du mouvement coopératif, homme de talent et de savoir, M. Clamagéran, faisait cet aveu, qu’il importe de recueillir : « On s’imaginait que les sociétés de consommation devaient très bien réussir à Paris, préjugé qui est dû à une double illusion. On croit que les intermédiaires réalisent des bénéfices énormes, et cela presque sans rien faire ; mais la pratique dément ces idées. Il faut, quoi qu’en pense l’ouvrier, généralement beaucoup de travail pour obtenir ces quelques avantages, ces quelques bénéfices de certains intermédiaires. Il leur faut des qualités tout à fait spéciales d’ordre moral et intellectuel que l’ouvrier n’apprécie pas, habitué qu’il est à ne connaître et à n’estimer que le travail physique, et qu’il ne trouve pas d’ailleurs facilement parmi les siens. » Telle est la force de la vérité qu’elle s’impose aux plus prévenus. Ces facultés d’administration, de prévoyance, de persévérance, voilà ce qui constitue la bourgeoisie. Depuis le directeur de la plus vaste société anonyme de France jusqu’au plus humble charbonnier, c’est le même esprit, ce sont les mêmes pensées, c’est le même caractère que l’on rencontre : le sens pratique, la défiance des théories nuageuses, l’ardeur infatigable, le goût du progrès régulier et de l’épargne incessante. A qui possède ces dons précieux, la bourgeoisie n’hésite pas à s’ouvrir ; qui les a perdus au contraire ne tarde pas généralement à déchoir. Ainsi la bourgeoisie est par nature destinée à la conduite des entreprises grandes ou petites ; ce n’est pas un hasard heureux, une routine sociale qui l’a investie de cette fonction directrice, ce sont ses qualités d’état, ses vertus traditionnelles,