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richesse, qu’ils considèrent comme un privilège : ils s’imaginent pouvoir aisément et avec grand profit s’emparer de ses fonctions sociales. Ces illusions prouvent leur complète inexpérience. S’imaginer qu’en dehors du labeur manuel il n’y a pas d’activité productive, ou bien croire que le don d’administrer et de gérer les entreprises est identique avec la connaissance de la lecture, du calcul, même de la tenue des livres, ce sont là des naïvetés d’enfant.

Tout dans la vie économique démontre l’importance de la tradition. Qu’on jette les yeux sur la répartition des industries dans le monde civilisé, l’on se rendra bientôt compte du rôle de ce facteur, si négligé d’habitude dans les plans de reconstruction sociale. D’où vient que depuis des siècles tel peuple a une prépondérance invincible dans telle ou telle branche de travail ? Pourquoi des industries importantes se montrent-elles pendant une série de générations pleines de vie et d’essor dans des localités isolées que toutes les conditions naturelles semblaient condamner à l’obscurité ? Pourquoi Mulhouse est-elle sans égale pour les toiles peintes, et Tarare pour les mousselines ? Pourquoi dans la vieille cité alsacienne retrouve-t-on brillant du même éclat, à quelques siècles de distance, les noms des anciennes familles industrielles, les Kœchlin, les Dollfus ? D’où vient que toujours et sur toute l’étendue de la terre les Allemands et les Suisses tiennent le premier rang pour la commission, les Juifs pour la banque, les Français pour le commerce de détail ? Sont-ce là des inégalités de race, des diversités naturelles d’aptitudes et de talens ? Ne sont-ce pas plutôt des qualités acquises qui se transmettent par d’éducation et l’exemple domestique, qui se développent dans cette atmosphère morale des idées, des sentimens, des habitudes de famille, de classe ou de nation ? Il n’y a qu’un matérialisme grossier qui puisse mettre en doute cette influence traditionnelle, cet héritage bienfaisant de qualités et de vertus, cette filiation spirituelle par laquelle les générations humaines croissent et se complètent. Le vulgaire est étranger à cet ordre de considérations et de sentimens. Il regarde l’individu comme isolé, et croit volontiers que son développement ne dépend que de lui-même. Il n’aperçoit pas dans le passé toute la série d’êtres auxquels chaque personne humaine se rattache et dont elle garde l’empreinte. En dépit de toutes les doctrines égalitaires, il y a dès notre naissance, indépendamment de nos aptitudes personnelles et des conventions sociales, un germe d’inégalité pour chacun de nous : suivant que nous aurons été placés dans une famille prévoyante, dans un milieu pratique et raisonnable, des qualités précieuses, qui autrement seraient demeurées atrophiées, se seront développées dans notre caractère, dans notre esprit, à notre insu et sans effort