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I.

Notre époque possède au plus haut degré l’esprit de généralisation et d’abstraction. C’est pour elle un procédé familier que de désigner par des formules brèves et absolues les divers élémens qui concourent au développement de la société. Rien de plus usuel que de décomposer dans le langage et d’opposer l’un à l’autre les agens variés qui impriment le mouvement à la production, comme s’il s’agissait de forces naturelles, simples et immuables. L’on met ainsi en regard ces deux facteurs, le travail et le capital, comme les deux uniques auxiliaires et copartageans que l’on rencontre dans l’industrie. On s’habitue à ne rien voir en dehors de ces dénominations auxquelles on attribue une rigueur scientifique. Toutes les parties de la population se laissent atteindre par cette contagion des formules abstraites. Le moindre ouvrier, comme l’homme du monde et l’économiste, parlera sans cesse de l’antagonisme, des prétentions réciproques et des victoires ou des défaites du capital et du travail, ces frères ennemis entre lesquels l’accord et la paix semblent devenus impossibles. Cette phraséologie, quand elle sort des livres spéciaux pour se répandre dans le langage courant, n’est pas sans propager des erreurs funestes et préparer de graves dangers. À séparer ainsi perpétuellement la société en deux classes, dont l’une est désignée par le mot de travail et l’autre par le mot de capital, on finit bientôt par croire que le seul attribut de l’une est l’effort sans relâche, comme l’unique fonction de l’autre est la possession exclusive des instrumens de production. Telles sont bien en effet les idées populaires. Une seule chose distingue la bourgeoisie aux yeux de nos artisans, c’est qu’elle détient les machines, les matières premières et tous les autres objets qui constituent le capital. Aussi arrivent-ils à se demander si la présence de cette classe qu’ils prétendent privilégiée a une réelle utilité économique, et, suivant qu’ils sont enclins aux procédés de justice sommaire ou confians dans les mécanismes inventés par les novateurs, ils déclarent à la bourgeoisie une guerre ouverte, ou bien ils cherchent à lui faire une concurrence paisible, en essayant de s’acquitter des fonctions qu’elle seule semblait destinée à remplir. Des hommes éclairés accompagnent ou précèdent même les ouvriers sur ce terrain, et les convient à des entreprises auxquelles ils étaient jusqu’ici restés étrangers. Assurément, si le seul caractère propre à la classe bourgeoise était la possession des instrumens de travail, il n’y aurait rien qui pût s’opposer à ce que les ouvriers, par la réunion de leurs épargnes ainsi que par les ressources qu’un bon aménagement du crédit leur fournirait, se fissent commerçans, banquiers,