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trahi. Malgré son torysme d’emprunt, on sent, il faut le dire à son honneur, dans le langage de M. Disraeli une sympathie de cœur pour les déshérités qui n’est guère une disposition anglaise et aristocratique : c’est bien plutôt un souvenir de l’égalité juive et un sentiment puisé dans la législation républicaine de Moïse ; mais ce qui est plus juif encore, c’est ce fonds de cynisme, dernière défense d’une race trempée de longue date par la persécution et le mépris, bronzée par l’habitude de l’outrage. M. Disraeli n’est pas plus exempt que H. Heine de cette audace qui défie le ridicule, et qui même sait en tirer parti. Rien ne le démonte ; il oppose, on le voit, une complète indifférence aux jugemens de ce monde à qui la maison d’Isaac a donné un sauveur, qu’elle domine encore dans son abaissement, et il est moins sensible à ses injures qu’au plaisir de lui jeter à la face toutes ses misères, de peindre la décadence et l’asservissement de cette chrétienté, « dont la moitié adore un Juif et l’autre moitié une Juive. » Que leur fait, aux descendans de cette race vouée pendant tant de siècles à la spoliation et à l’opprobre, que leur fait le sort de ces institutions qui ne sont pas son œuvre, qu’elle n’a connues si longtemps que par le poids et la variété des maux dont elles l’accablaient ? Si les Juifs sont aujourd’hui de la famille, en sont-ils depuis assez longtemps pour en épouser les passions et les soucis ? Ce titre de citoyen, que vous venez de leur jeter comme une aumône, peut-être parce qu’il n’a plus de prix à vos yeux, ce cadeau, qui ne témoigne que du déclin de votre orgueil, demande-t-il de leur part tant de reconnaissance ? Ne vous étonnez donc pas s’ils se sentent encore étrangers parmi vous, et si, en se mêlant à vos affaires pour y faire les leurs, ils ne vous cachent pas leur indifférence, et se vengent par la moquerie de quinze siècles d’abjection.

Ainsi s’explique la moitié du talent de H. Heine et de M. Disraeli ; mais H. Heine n’eut jamais qu’une ambition littéraire. Malgré son humeur batailleuse, quoiqu’il voulût qu’on gravât sur son tombeau une plume et une épée, il était trop véritablement poète pour désirer bien vivement entrer dans la vie publique, quand bien même l’état de l’Allemagne de son temps le lui eût permis. Il ne touchait à la politique qu’en homme d’imagination, à cause des émotions dont il était avide, et parce qu’elle fournissait une matière inépuisable à son génie moqueur. Il se contentait d’admirer Napoléon sans vouloir l’imiter. Au contraire M. Disraeli a dès sa jeunesse affiché l’ambition d’être un régénérateur politique. Il n’est pas de rêves si vastes dont il ne se soit bercé, et il n’a pas fait mystère de ses desseins. La première place parmi ses contemporains, dans son pays, est la seule qu’il ait jugée digne de lui, il s’est cru fermement appelé à l’occuper, et il n’a pas tardé un seul jour à le signifier au