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l’épisode est si énorme qu’il anéantit le sujet principal, le cadre est si vaste qu’à peine on y découvre le tableau ; mais ce que M. Disraeli ne paraît pas avoir soupçonné, c’est que les événemens, quelque grands qu’ils soient, n’intéressent dans un roman que par le caractère de ceux qui les accomplissent ou qui du moins y prennent part. Or le héros du roman est un personnage aussi indécis dans ses affections que dans ses idées, jouet des circonstances et de son entourage, qui ne sait jamais et qui ne pourrait dire à un seul moment ni ce qu’il aime ni ce qu’il croit. Pendant les vacances d’Oxford, il s’enflamme en un clin d’œil pour la sœur d’un de ses camarades de collège, lady Corysande. Il ne l’a pas vue depuis quatre jours, il n’a pas causé trois fois avec elle, qu’il demande sa main, et il l’épouserait sans plus de façons, si la mère de Corysande n’avait la prudence de reconduire doucement. Dès lors il n’y pense plus. Il tombe ensuite sous l’empire d’une autre jeune fille, Claire Arundel ; il ne demande pas sa main dès le premier quart d’heure, et nous en sommes presque surpris, mais il est évident qu’il ne tarderait guère, s’il ne rencontrait une belle étrangère, Teodora, qu’il se met à aimer aussitôt. Tout annonce qu’il s’agit cette fois d’une passion sérieuse, d’un de ces amours qui subjuguent pour jamais et qui laissent dans l’âme une trace ineffaçable. Il est à la vérité fort difficile de comprendre la nature de cet amour. Teodora est mariée, et Lothaire est un trop honnête jeune homme pour songer une seule minute à en faire sa maîtresse. Cependant, par un procédé qui fait plus d’honneur à sa munificence qu’à sa délicatesse, il lui envoie tout d’abord un collier de perles en prenant la précaution fort inutile de garder l’anonyme ; elle lui rend son collier sans se fâcher. Teodora meurt de la mort la plus tragique ; Lothaire l’oublie et revient à Claire Arundel. Claire entre au couvent ; il retourne à Corysande, et il a l’audace de lui dire : « J’ai commis bien des fautes et fait bien des sottises, j’ai eu des opinions et j’en ai changé ; mais il est un sentiment qui n’a jamais varié en moi, c’est mon adoration pour vous. » Voilà qui est par trop fort, et ce qui n’est pas moins singulier, c’est qu’en parlant ainsi Lothaire a peut-être la naïveté de croire ce qu’il dit, car il n’a connu que des amours de pensionnaire, et n’a jamais eu que des velléités d’écolier.

L’auteur nous assure que Lothaire « avait de nobles aptitudes et un plus noble cœur. » Lothaire parle en effet de fonder des écoles, de bâtir deux mille cottages sur ses domaines, de déclarer une guerre à mort au paupérisme, le fléau des sociétés modernes : ce sont là d’excellentes intentions, nous n’éprouvons que le regret de ne pas les lui voir réaliser. Quant à ses aptitudes, le moyen d’en douter lorsque nous l’entendons s’écrier du ton le plus convaincu : « Mes opinions, elles sont formées sur toute chose, du moins sur