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lui-même. Dans Lothaire, vous voyez figurer, avec leur nom propre ou sous des pseudonymes faciles à percer, Mazzini et Ledru-Rollin, Napoléon III et Garibaldi, Mlle Nilsson et la princesse de Metternich. Parmi les personnages principaux du roman, voici le marquis de Bute, une des plus grandes fortunes d’Angleterre, converti l’année dernière au catholicisme, qui en est le héros ; voilà le duc et la duchesse de Sutherland, cet autre est monseigneur Manning, cet autre encore un estimable professeur d’Oxford, M. Goldwin Smith, que sa notoriété modeste n’a point préservé des libertés indiscrètes de M. Disraeli. Malheur à quiconque a la figure ou le caractère qu’il faut pour remplir un vide, pour tenir une place dans ses romans ! Il l’introduit dans sa galerie, et il ne se donne pas même la peine de faire subir aux caractères dont il s’empare, en les passant au feu de l’imagination, la métamorphose nécessaire pour les élever à la dignité de l’art. Il les prend tels quels, les altérant assez pour que la plus noble figure devienne au besoin ridicule, pas assez pour qu’elle cesse d’être reconnaissable. Mettre l’histoire contemporaine en rébus, proposer des énigmes dont le mot exige si peu d’effort, c’est un procédé sûr et commode pour amuser le lecteur, heureux d’exercer à peu de frais sa pénétration. Je ne sais si c’est là un procédé bien littéraire. En se plaçant au cœur de la société actuelle, dans le vif de ses préoccupations, en parlant le jargon du jour, M. Disraeli s’imagine probablement donner à son roman de la vérité et de la vie. J’ai peur qu’il ne se trompe. On peut mettre le peerage et le dictionnaire des contemporains à contribution, emprunter à la chronique des salons l’aventure la plus fraîche, et ne tirer de tout cela qu’une œuvre factice et des pantins où rien ne palpite.

Il est encore pour le romancier qui vise avant tout à susciter du tapage autour de son œuvre une autre ressource à peu près infaillible, c’est d’attaquer sans crainte quelque haute question de philosophie sociale et d’en promettre hardiment la solution. M. Disraeli est également coutumier de ce procédé. Dans ceux de ses romans qui ont eu le plus de succès, il n’avait pas manqué d’aborder la question à l’ordre du jour. Dans Coningsby, qui parut au moment où le parti conservateur était en train de se diviser, il proclamait de son autorité privée la déchéance du vieux torysme, et s’offrait pour le conduire à la fontaine de Jouvence. Dans Sybil, il traçait d’une main intrépide, les conditions d’une conciliation définitive entre les prétentions des chartistes et les droits de l’autorité royale. Dans Tancrède, son héros allait jusqu’en Asie demander à la sagesse orientale ses secrets pour rajeunir la civilisation chrétienne, atteinte d’épuisement. M. Disraeli sait par expérience qu’un romancier peut résoudre d’un trait de plume les problèmes qui font pâlir les penseurs et les hommes d’état : le public se montre avec lui de facile