Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/404

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

père croit devoir laisser tous ses immeubles à l’aîné. Les hommes se ressemblent partout, et le cœur paternel est le même des deux côtés de la Manche : d’où vient qu’il dicte ici et là des dispositions si différentes ? Uniquement de la coutume, suite de la loi. M. Leplay a cru voir dans la liberté de tester un remède aux maux de la société actuelle, qu’il a du reste très bien décrits ; mais cette liberté ne servirait de rien en France, puisqu’on ne fait même pas usage de celle que laisse le code. Le pli est pris, l’égalité du partage paraît seule juste, on s’y tient. Les. Saxons avaient aussi, comme toutes les tribus germaniques, le partage égal, le gavelkind, qui subsiste encore dans le comté de Kent. La féodalité, exigeant un représentant armé, a introduit la primogéniture. Il est temps de l’abolir et de décider, comme l’a proposé M. Locke King, que pour les successions ab intestat le partage égal doit s’appliquer à tout l’héritage. Cette réforme est mûre, et ne tardera pas à être adoptée ; mais la liberté testamentaire sera maintenue. Un membre du parlement qui a écrit sur cette question une excellente étude intitulée Free trade in land, M. Fowler, pense que les biens-fonds seront toujours légués à l’aîné par testament, parce que tout Anglais qui est assez riche pour avoir des terres veut « fonder une famille. » Qui sait ? la loi changée, l’idéal changera. Le souffle du siècle devenant de plus en plus hostile aux inégalités aristocratiques, le sentiment naturel de l’affection paternelle égale pour tous les enfans finira peut-être par l’emporter sur l’orgueil et sur la coutume.

Les substitutions (entails) forment un second obstacle à la subdivision des terres. Elles sont nuisibles parce qu’elles permettent que la volonté d’un homme qui n’est plus règle d’une façon immuable l’attribution d’un bien dont les générations suivantes peuvent avoir intérêt à disposer autrement. L’usage général est de placer le majorât sur la tête du fils aîné, sur celle de son fils avec réversion sur celle de son petit-fils encore à naître. Quand celui-ci atteint sa majorité, une nouvelle substitution intervient, et ainsi le bien reste toujours dans la même famille, comme s’il était en mainmorte ! Les créanciers d’un insolvable peuvent se faire attribuer le revenu du domaine, mais ils n’ont pas le droit de le faire vendre. Les réserves en faveur de la femme et les innombrables conditions qu’on peut ajouter aux substitutions forment un dédale d’arcanes judiciaires dont le jurisconsulte le plus expérimenté peut à peine deviner les pièges et les embarras. C’est une source féconde de procès, un obstacle insurmontable à la facilité de vente des immeubles, une atteinte à la pleine propriété et à la libre disposition de la terre, une entrave aux améliorations, un encouragement à l’insouciance et à la prodigalité. Une aristocratie riche est indispensable au régime