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III

La conséquence la plus regrettable du régime agraire existant en Angleterre est la triste condition à laquelle il a réduit ceux qui exécutent tout le travail qu’exige la culture du sol. Le grand propriétaire perçoit la rente, le grand fermier dirige son exploitation de la même façon et dans le même esprit qu’un industriel administre une usine ; il fournit le capital et loue des bras. Les différentes opérations agricoles sont donc uniquement exécutées par des ouvriers salariés. Ce régime est généralement considéré comme le plus favorable au progrès de l’agriculture et à l’accroissement de la production, comme le seul qu’approuve l’économiste éclairé, et qui convienne à un pays civilisé. Un ordre de choses où la terre est mise en valeur par des paysans propriétaires paraît un reste de la barbarie ancienne qui disparaîtra naturellement dans une époque plus avancée. M. le juge Longfield exprime parfaitement l’opinion dominante dans son pays quand il dit : « Là où existe depuis longtemps une classe de petits propriétaires, ceux-ci pourront continuer à se maintenir peut-être encore pour un peu de temps, grâce aux habitudes et aux idées anciennes conservées par la tradition ; mais un pareil régime est tout à fait incompatible avec le progrès moderne, avec les chemins de fer, le port des lettres à un penny, la presse à bon marché et un enseignement national largement distribué. Les hommes iront là où les attire leur intérêt bien entendu, et il est évident qu’il ne peut être de l’intérêt de personne d’être un paysan propriétaire. » Ainsi donc, d’après l’opinion dont M. Longfield se fait ici l’organe, une loi économique, c’est-à-dire une loi inéluctable, parce qu’elle résulte de la poursuite de l’intérêt bien entendu, produira parmi ceux qui sont en relation avec la terre une division en trois classes complètement distinctes : les propriétaires percevant la rente, les locataires la payant et dirigeant les entreprises agricoles, les salariés fournissant le travail. Si ce régime n’existe encore qu’en Angleterre, c’est parce que, l’Angleterre devançant les autres pays, les lois économiques générales y ont produit leurs effets naturels plus tôt qu’ailleurs. En ce cas, on peut prédire d’avance que le sort des ouvriers agricoles serait partout très misérable, et, comme ce sont eux qui exécutent tout le travail, on arrivera un jour à un état social où, par le plus affligeant des contrastes, ceux qui créent toutes les denrées dont vivent les autres hommes, recevront à peine, pour prix de leurs sueurs, de quoi subsister dans un état voisin de l’indigence. Ce n’est pas la dureté, l’avidité des propriétaires ou des maîtres qui amènerait ce partage si peu équitable des biens de la