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il lui était indifférent d’avoir peu ou beaucoup de vassaux, et il lui était plus commode de traiter avec un seul grand locataire qu’avec plusieurs petits tenanciers. Il s’efforça donc par tous les moyens de joindre plusieurs petites exploitations pour en former de grandes fermes. Pour y parvenir, il avait un moyen facile. Les terres seigneuriales étaient entremêlées aux terres des paysans et soumises au même système de culture. Il réunit les premières en un ensemble qu’il clôtura, et il profita de l’opération pour arrondir sa part ; puis il envahit aussi le pâturage et la forêt de la communauté rurale. Le statut de Merton, qui date de Henry III (1236), permet aux « lords du manoir » d’enclore toute la partie du pâturage, de la lande et de la forêt qui n’est pas mise à profit, réservant aux paysans le droit d’en appeler aux juges des assises dans le cas où le pâturage resté en commun serait insuffisant. On peut deviner quelle était l’issue d’un procès intenté par des vilains à peine émancipés contre leur tout-puissant seigneur. Les nombreuses poursuites dirigées contre ceux qui avaient détruit les clôtures nous montrent à quels moyens les paysans avaient recours pour sauver leurs droits. L’étendue des communaux ainsi successivement envahis par l’effort persévérant des grands pendant des siècles paraît avoir été énorme. Le tenancier, à qui manquaient le bois de la forêt, la glandée pour ses porcs et le pâturage pour son bétail, s’appauvrissait et tombait dans la misère. Quand arrivait l’une de ces famines ou de ces pestes fréquentes au moyen âge, il mourait, la famille disparaissait, la petite exploitation était englobée dans le grand domaine.

La substitution des échanges par l’intermédiaire de l’argent aux prestations en denrées et en services mettait une société encore féodale par ses institutions sous le régime de la concurrence, ce qui poussait les seigneurs à poursuivre par tous les moyens leur intérêt commercial dans un moment où leurs vassaux n’étaient pas suffisamment armés pour la résistance. La hausse extraordinaire du prix des laines, qui se manifesta vers la fin du XVe siècle, détermina les lords « du manoir » à tout mettre en œuvre pour étendre les prairies aux dépens des terres arables, par une opération de clearance semblable à celles pratiquées plus récemment en Irlande. Cela fut poussé si loin qu’un acte fut publié sous Henry VII pour empêcher la destruction des villages. « Où deux cents personnes vivaient de leur travail, dit la loi, on rencontre maintenant deux bergers. » Cette loi défend d’abattre les bâtimens de toute ferme qui renferme au moins 20 acres de terre arable. Une autre loi interdit, sous peine d’amende, de laisser tomber en ruine les bâtimens d’exploitation ou d’occuper une ferme payant plus de 10 marcs de fermage. Les plaintes contre la dépopulation ne cessent point