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La douleur du comte de Broglie l’avertissait bien. A partir de ce jour fatal, tout fut perdu : tout espoir d’arracher la Pologne à l’invasion dominatrice de la Russie ne fut plus qu’une chimère, à laquelle il eut lui-même le tort de s’attacher, on dirait volontiers de se cramponner trop longtemps. Pour commencer, Poniatowski, dont l’audience de congé était accordée déjà, retira sa demande et ne quitta pas Saint-Pétersbourg. La tendresse de la cour saxonne pour le cabinet d’Elisabeth ne connut plus de bornes, pas plus que l’indolence des troupes moscovites dans les provinces polonaises qu’elles occupaient. Reçu par le roi et par son ministre à peine avec les égards de la plus simple politesse, le comte de Broglie vit désormais toutes ses réclamations écartées sans réponse, et tous ses amis tomber en disgrâce, tous ceux du moins que la mauvaise fortune n’éloignait pas de lui naturellement. Ce ne fut plus entre le comte de Brühl et lui qu’une suite d’altercations stériles dont l’unique résultat était de faire éclater chaque jour davantage le discrédit de la France et le dépit de son ambassadeur.

Pour comble de malheur, comme il aurait bien fallu s’y attendre, cette attitude de récriminations sans fruit fut aussi mal prise à Versailles qu’elle était compromettante à Varsovie. Il convenait au cabinet français de sacrifier la Pologne, qu’il ne pouvait plus défendre, mais de la sacrifier sans bruit, et en quelque sorte sans la faire ni la laisser crier. C’est ce qu’on essaya de faire comprendre à demi-mot au comte de Broglie, mais ce qu’il ne voulut jamais entendre. Ses plaintes, ses colères, ses dénonciations, causaient donc à l’abbé de Bernis une irritation croissante, qui se traduisit par une série de réprimandes dont le ton s’aigrissait insensiblement, passait du simple mécontentement à la sévérité, puis de la sévérité à l’amertume. Au lieu de se taire et d’obéir, le comte entreprit alors de se justifier, mais à sa manière, c’est-à-dire en faisant la leçon au lieu de la recevoir, et en s’obstinant à ouvrir bon gré mal gré les yeux de son supérieur sur les menées ambitieuses dont la France était dupe. Bernis, qui voulait absolument les tenir fermés, ne pouvait souffrir ces lumières dont on l’accablait malgré lui. L’apologie, au lieu de calmer, exaspérait son impatience. « Votre neveu a vraiment le diable au corps, disait-il à l’abbé de Broglie, il ne fait de la politique qu’à sa tête ; il prend le ton législatif dans ses dépêches, et il a dans toutes ses démarches une dureté et une amertume qui tiennent de la férocité[1]. »

Restait une dernière ressource, celle d’en appeler au roi

  1. Le comte de Broglie à l’abbé de Bernis, 21 novembre 1757. (Correspondance officielle.) — Le comte de Broglie à Tercier, 19 novembre 1757. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)