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par la sotte capitulation de Closterseven, qu’accepta étourdiment le frivole Richelieu. On n’ignore pas non plus comment à cette faute capitale une seconde presque aussi grave se tarda pas à être jointe : ce fut la division de l’armée en deux corps, dont l’un sous les ordres du maréchal de Soubise alla rejoindre en Thuringe l’armée autrichienne, et présenter ainsi à Frédéric deux ennemis à la vérité au lieu d’un, mais faibles tous deux, et qui sur le champ de bataille ne purent s’accorder ensemble. Le désastre inattendu de Rosbach fut la suite de cette succession de Bévues. Le récit comme la critique de ces faits malheureux se trouvent partout et sont trop étrangers au sujet de cette narration pour que nous y insistions davantage ; mais la conséquence s’en fit sentir au comte de Broglie et au parti français en Pologne par une cruelle surprise. La veille de Rosbach en effet l’ambassadeur de France parlait encore à Varsovie au nom d’un gouvernement timide, vacillant, mais toujours réputé puissant, et au nom d’une armée dont le renom militaire était intact, et qui allait, pensait-on, décider d’un seul coup du sort du continent européen. La Russie au contraire n’était représentée que par des troupes indisciplinées, malfamées, plus pressées de piller leurs alliés que d’entrer en lice avec leurs ennemis. Le lendemain, tout était changé. Plus d’armée française aux portes de la Saxe, prête à punir ou à récompenser Auguste III des sentimens hostiles ou favorables qu’il témoignerait au représentant de la France ; mais l’armée russe, toujours présente au cœur même de la Pologne, devenue d’autant plus importante à ménager, et dont le rôle grandissait d’autant plus dans la coalition anti-prussienne que celui des trois alliés sur lequel on comptait le plus venait de compromettre et de manquer le sien.

Une cruelle douleur domestique vint accroître pour le comte de Broglie l’amertume patriotique de cette affreuse nouvelle. Son frère aîné, le duc de Broglie, commandait l’un des corps de l’armée de Soubise, et s’était distingué dans cette malheureuse journée ; mais la gloire dont il s’était couvert était payée cher : il avait vu tomber à ses côtés son cadet, le jeune Revel, charmant jeune homme, l’idole des siens, et dont la bravoure éclatante faisait l’admiration de toute l’armée, Le comte apprit ainsi au même moment la honte de sa patrie, le deuil de sa famille et la ruine du dernier débris de son crédit diplomatique. « Ah ! quel coup, monsieur, écrivit-il à Tercier dans un accès de véritable désespoir ; j’ai le cœur navré,… et j’ose dire que, si les maîtres connaissaient leurs serviteurs, sa majesté aurait autant de regrets à former que toute notre famille[1]. »

  1. Le comte de Broglie à Tercier, 19 novembre 1757. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)