Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/288

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être fourni pour combattre l’erreur ou le néant de la politique ministérielle par les ordres particuliers du roi ; mais, mollement réprimandé d’une part et timidement encouragé de l’autre, il ne vit pas de raison pour s’arrêter, et, persévérant dans la résolution de ne prendre conseil que de lui-même, il entama sans hésiter une négociation des plus importantes à la fois et des plus délicates, dans laquelle il se vit un moment sur le point de réussir. Il ne s’agissait pas moins que de faire rappeler de Saint-Pétersbourg le ministre du roi Auguste, le plus dangereux instrument de l’intimité établie entre le comte de Brühl et le cabinet russe. Ce ministre portait un nom illustre à plus d’un titre, qu’il devait couvrir lui-même d’une funeste célébrité avant de le léguer pour le réhabiliter devant l’histoire à une postérité glorieuse. C’était le jeune stolnick Stanislas-Auguste Poniatowski, neveu par sa mère des princes Adam et Michel Czartoryski, beau-frère du grand-général et déjà en possession, à moins de trente ans, d’une certaine réputation européenne.

Le caractère de ce triste personnage, qui a eu son jour de renommée, a été plus d’une fois dépeint : par Rulhière avec une noblesse qui n’exclut pas la grâce ingénieuse, et dans cette Revue même avec une vivacité piquante par M. le comte de Saint-Priest. Je ne puis mieux me le représenter d’après ces portraits qu’en me reportant vingt-cinq ou trente ans en arrière, du temps que les passions de l’Europe aristocratique contre la France libérale étaient encore dans toute leur vivacité, et que l’empereur Nicolas était le chef de cette croisade de l’ancien régime contre le nouveau, et en me rappelant l’impression singulière que me produisaient alors, dans les salons de Paris et dans les ambassades, les jeunes Russes qui couraient le monde. A les entendre causer, à vivre avec eux dans les fêtes, dans les théâtres, même dans les tribunes des assemblées législatives, on les aurait pris pour des Français de naissance comme de cœur, du meilleur aloi comme du meilleur monde. C’était une contrefaçon à s’y méprendre, dans les manières, dans la toilette, dans l’accent et même dans la conversation. Ils étaient vêtus à la dernière mode, savaient par cœur le roman du jour, et raisonnaient de la politique contemporaine et parlementaire avec une connaissance très judicieuse des personnes et même des principes qui y présidaient. Les mots de progrès et de civilisation étaient incessamment sur leurs lèvres. On se laissait prendre involontairement à causer avec eux à cœur ouvert, comme si on eût marché sur un terrain commun d’idées, de sentimens ou d’intérêts. Puis tout d’un coup, un mot, un geste, une inflexion de voix échappée, vous avertissaient que vous étiez en face de l’ennemi le plus acharné de votre patrie. Le désappointement était pénible, et, tout en admirant cette