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devenir ensuite cardinal, ce fut non pas Fleury, mais Richelieu que par une dérision inattendue la fortune le conviait à remplacer. Il fallait être Richelieu en effet pour modifier sans la détruire la base même du traité de Westphalie. Pour reprendre en sous-œuvre tous les fon-démens de l’équilibre européen, il ne fallait pas moins que la main puissante qui cent ans auparavant les avait posés. L’héritier seul du génie du grand cardinal aurait pu se permettre non de déchirer, à Dieu ne plaise, son testament, mais d’en raturer quelques lignes, pour y substituer le nom de la Prusse à celui de l’Autriche. La plus grande étendue d’esprit politique n’aurait même pas suffi pour mener à bien cette entreprise et infléchir sans le briser l’axe même de la politique française, car il est sans exemple que les grandes révolutions territoriales ou diplomatiques se soient jamais accomplies sans être appuyées par un coup de force ou éclairées par un rayon de gloire. Il eût donc fallu y apporter, non sans doute une connaissance approfondie de l’art de la guerre, mais quelques-unes de ces révélations que le génie a sur toutes les matières, qui n’avaient pas failli à Richelieu lorsqu’avec le coup d’œil d’un général autant que d’un politique il jeta les armées françaises au travers des feux de la guerre de trente ans. Voilà quel ensemble de qualités Bernis aurait dû trouver réunies sur sa tête le jour où, chargé de conclure, puis d’exécuter le traité de Versailles, il dut improviser pour la France, sans y avoir jamais songé, tout un système nouveau d’alliance. La justice veut qu’on reconnaisse qu’il fut lui-même dès le premier instant épouvanté de la lourdeur de sa tâche et accablé du sentiment de son insuffisance. Ses mémoires ne sont guère à cet égard qu’une longue suite d’aveux et de gémissemens. Je ne suis pas sûr en vérité qu’avec la modestie de bon goût dont il était doué et le tour naturellement plaisant de son esprit il ne se soit pas pris lui-même parfois à rire en comparant dans la glace son nez retroussé et son profil égrillard avec les traits sévères de son formidable prédécesseur : contraste étrange, et que la destinée, plus hardie dans ses effets comiques que ne l’oserait être un romancier, avait pris soin de compléter en les revêtant de la même soutane et en les coiffant du même chapeau.

Rien n’autorise à croire que dans l’œuvre immense où échoua Bernis le comte de Broglie aurait réussi ; mais celui-ci au moins n’en doutait pas. Il comprenait les redoutables conditions du problème, ce qui, je l’avoue, n’est pas encore la même chose que de savoir les remplir. Il tenait toute prête, pour faire face à toutes les difficultés, une solution militaire et diplomatique, et brûlait d’être mis à l’épreuve sous laquelle fléchissait Bernis. Entre le premier ministre, qui se désespérait de la grandeur de son rôle et ne cherchait qu’à le restreindre, et le fougueux agent qui frémissait dans