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l’étranger. Désormais l’envoyé d’Elisabeth et les seigneurs de sa faction régnaient seuls à la cour. Les premiers corps de l’armée russe avaient déjà passé la frontière, et, à la lenteur calculée de leurs mouvemens, à la hauteur de leur attitude et de leur langage, aux mauvais traitemens de toute sorte dont ils accablaient les populations, on voyait clairement qu’ils étaient bien plus préoccupés du chemin à parcourir que du but à atteindre, bien plus soucieux de s’établir en Pologne que d’aller se mesurer avec Frédéric dans les plaines de l’Allemagne. Le prétendu passage n’était qu’une conquête anticipée. Voilà dans quelle extrémité et sur le bord de quel abîme la Pologne éperdue tendait les bras à l’ambassadeur de France. Si la France voulait, elle pouvait l’en retirer à elle seule. Avec cent mille hommes en Allemagne et le nom de la France, on avait le droit de parler haut et de défendre de vieux amis contre de douteux alliés de la veille.

Si le comte de Broglie eût été le maître de la politique française, l’appel, on le sait, n’eût pas tardé à être entendu. Il avait son plan tout fait pour concilier les anciens devoirs de la France avec ses nouveaux intérêts. Arracher le roi Auguste à l’amitié russe en lui promettant sa part dans les dépouilles de Frédéric, obtenir à ce prix sa renonciation éventuelle à la couronne élective de Pologne, échangée contre la promesse d’une monarchie héréditaire en Allemagne, ranimer ainsi le parti national polonais par l’espoir de porter bientôt un des siens au trône vacant, puis, la Pologne et la Saxe une fois réunies sous le patronage de la France, parler ferme à la Russie et ne l’admettre dans l’alliance européenne qu’à la condition qu’elle s’y tiendrait à sa place et n’y jouerait qu’un rôle secondaire, telle était la ligne de conduite qu’il avait plus d’une fois exposée par la voie officielle ou secrète à son gouvernement ; mais ni roi, ni ministre, ni conseiller intime, ni conseiller public, n’avaient fait de réponse formelle ou para lui accorder un quart d’heure d’attention. Qu’à cela ne tienne cependant ; il avait coutume d’agir seul et de faire à sa tête, et d’ailleurs l’honneur lui interdisait de laisser périr sous ses yeux ses fidèles amis. Il se mit à l’œuvre tout comme s’il avait en poche les moyens d’agir qu’on lui refusait.

Sans balancer, il se posa hardiment comme le patron de tous les Polonais lésés par l’invasion russe et le redresseur attitré de leurs griefs. Quiconque eut à se plaindre d’un champ ravagé, d’une maison mise au pillage, d’une cave défoncée, d’une contribution de guerre indûment perçue, vit sa réclamation accueillie, presque provoquée par l’ambassade de France, et, à peine reçue, l’ambassadeur s’empressait de la transmettre au comte de Brühl d’une part, au ministre de Russie à Dresde de l’autre, en insistant avec hauteur pour que justice fût rendue. Cette attitude, très différente du