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prospérité marchent d’un pas égal, et, comme j’ai été en peu de temps témoin de leurs différentes situations, je suis à portée de juger des conseils que les ministres d’un allié aussi considérable que votre majesté auront toujours à suivre ici. J’ai cru devoir mettre cette observation sous ses yeux, pour qu’elle ne croie pas que les caresses qu’on me fait ici m’aient fait perdre de vue mes anciennes idées sur la cour de Vienne. La reconnaissance que j’ai comme particulier ne m’empêche pas de sentir qu’en aidant l’impératrice avec la générosité et la magnificence qui convient à un aussi grand monarque que votre majesté, il est essentiel de ne pas mettre par des arrangemens définitifs la maison d’Autriche dans le cas d’oublier la reconnaissance qu’elle lui devra, ni de faire de son augmentation de puissance un usage dangereux pour elle et ses alliés[1]. »

Ce fut sous l’impression produite par les marques défaveur apparente de l’impératrice Marie-Thérèse que le comte rentra enfin à Varsovie, après s’être fait longuement attendre, vers le milieu de juillet 1757. L’impatience de le posséder était au comble parmi les Polonais du parti national. A peine son arrivée fut-elle connue que sa maison était encombrée de tous ses anciens amis, qui accouraient avec l’accent, les uns du désespoir, les autres de la fureur, lui conter le déplorable état où leur patrie était réduite par l’invasion déjà consommée des troupes russes et les défaillances du roi Auguste et du comte de Brühl. Rien n’eût été si aisé, disaient-ils, à ce lâche souverain et à son ministre que de profiter six mois auparavant de l’indignation causée par la perfidie du roi de Prusse pour grouper autour d’eux les gens de cœur de tous les partis. Un très vif mouvement d’enthousiasme national s’était déclaré quand on avait vu arriver l’élu de la nation, fugitif et sortant d’une lutte contre la trahison qui n’avait pas été sans gloire. Si Auguste s’y était livré, s’il s’était jeté hardiment dans les bras de la Pologne frémissante, plus de cent mille épées eussent été tirées pour lui : la Pologne entière lui eût fait un rempart de son corps, et cette levée en masse d’un peuple tout militaire aurait peut-être été d’un plus grand secours pour l’Europe et d’un plus grand péril pour Frédéric que l’appui tardif des armées indisciplinées d’Elisabeth ; mais, au lieu de s’abandonner à l’élan national, Auguste l’avait contenu, refroidi, découragé. Lassé de l’énergie factice que le comte de Broglie lui avait un moment inspirée, craignant ses indociles sujets plus que ses ennemis, il était rentré sans résistance sous le joug du ministre et du parti russes, et n’avait voulu attendre de secours que de

  1. Le comte de Broglie au roi, 30 juin 1757. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)