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prétendre à la renommée. Le lecteur me permettra pourtant de dire que j’ai connu personnellement sous le nouveau régime, de notre patrie un digne héritier de ces précieux auxiliaires de l’ancien. Tous ceux qui ont rencontré au ministère des affaires, étrangères de la monarchie de juillet le cher et excellent M. Désages comprendront que je ne puisse me refuser, le plaisir de saluer ici en passant sa mémoire. Sous le titre essentiellement moderne de chef de la division politique, c’était toujours le premier commis d’autrefois, et lui-même aimait à se donner ce titre vénérable et plein de souvenirs. C’était chez lui, comme chez ses devanciers, même souci passionné de l’intérêt public et même oubli du sien, même simplicité de mœurs dans la même grandeur de pensée, même regard naturellement promené sur tous les coins du monde et même vie soigneusement cachée dans la retraite. Une nuance pourtant, inaperçue des yeux peu clairvoyans, le séparait des traditions passées de son emploi, celle qui distingue le bon citoyen du sujet fidèle. De l’esprit des temps nouveaux, le premier commis de 1830 gardait cette empreinte, qu’il ne confondait pas la France avec le roi et conservait l’indépendance dans le dévoûment. La fréquence des révolutions qui avaient défilé devant ses yeux l’avait rendu un peu indifférent à la faveur des gouvernemens comme à la personne des gouvernans. Il regardait passer les dynasties comme autrefois ses prédécesseurs les ministères, avec un calme légèrement dédaigneux, et détournait les yeux de ces apparitions fugitives pour les garder attachés sur l’image de la patrie. Le génie de la monarchie aurait pu se plaindre de cette teinte de scepticisme politique. Et de fait, en le voyant passer dans un salon royal, avec son profil fin et sévère, son regard froid qu’éclairait par moment un sourire glacial aussi et un peu hautain, la tête droite, la main passée dans un frac boutonné sans décoration, on l’aurait pris plutôt pour le magistrat électif d’une cité d’Amérique que pour un fonctionnaire publia de France. Jusque dans sa déférence pour les distinctions sociales, auxquelles il n’aspirait pas, on soupçonnait une sorte de fierté républicaine qui dédaignait trop ce genre d’honneurs pour y prétendre, et les abandonnait sans regret à ceux qui avaient la faiblesse d’en jouir ou croyaient se grandir en s’en parant.

M. Tercier n’était pas de si haute lignée intellectuelle et morale ; mais c’était un esprit droit, un cœur chaud, un travailleur infatigable. Il possédait parfaitement dans sa tête toute la carte de l’Europe, et il était doué de cette adresse insinuante, à l’aide de laquelle les chefs de bureaux de tous les régimes savent conduire leurs ministres où ils veulent les faire aller sans que ces maîtres prétendus tout-puissans s’en aperçoivent. Il appréciait le comte de Broglie et en était aimé. Rapprochés par les mêmes vues de bien